Éliane Amado Lévy-Valensi, le sionisme retrouvé (Par Sandrine Szwarc)
Personnalités
Publié le 25 mars 2024
Longtemps, la philosophe et psychanalyste Éliane Amado Lévy-Valensi (1919-2006) a fait figure d’héroïne occultée d’une époque qu’elle a pourtant imprimée de ses batailles avec ténacité et constance. Présent à toutes les étapes de sa vie, l’engagement sioniste d’Éliane Amado Lévy-Valensi en est une illustration.
Le cours de la vie d’Éliane Amado Lévy-Valensi et ses engagements audacieux ont conditionné son oeuvre riche, et accompagné les soubresauts d’un XX.e siècle fécond en événements entre désespoir et espérances. Née en Provence au début du siècle, au lendemain du premier conflit mondial, dans une famille de Séfarades assimilés, elle subit la Shoah de plein fouet avant de s’installer en Israël. Sa philosophie n’est dès lors audible qu’en référence à Auschwitz et à l’espoir suscité par la proclamation
d’indépendance de l’État d’Israël.
La vie d’Éliane Amado Lévy-Valensi est ainsi une succession de détours, mais aussi de ruptures: la première avec son milieu d’origine – l’aristocratie juive méditerranéenne éclairée – qui la destine à rester au foyer lorsqu’elle décide d’entamer des études de philosophie; la deuxième en s’intéressant à la psychanalyse, science naissante dédaignée par les philosophes, qu’elle révolutionne; la troisième en introduisant l’élément juif qu’elle redécouvre dans la philosophie et la psychanalyse qui le jugent folklorique; la dernière en faisant le choix de s’installer en Israël, mettant ainsi un terme à la carrière universitaire prestigieuse qui se profile pour elle en France.
Sa pensée exigeante est traversée par plusieurs thématiques. D’abord, l’occultation des sources juives dans la civilisation judéo-chrétienne. Selon elle, il existe un secret du philosophe qui hante sa pensée. Ce secret, c’est sa source juive qu’il a ignorée. La civilisation occidentale repose sur Jérusalem, Athènes et Rome, mais elle méconnaît de manière saisissante ses racines hébraïques privilégiant les gréco-romaines. Elle s’en trouve désorientée. Ensuite, la tentation du mal illustrée par le fratricide biblique, car le spectacle du mal dans le monde est l’origine de toute philosophie. Il est mentionné une première fois dans la Torah avec l’épisode du fratricide de Caïn et Abel. Pour l’individu juif, ce n’est plus un spectacle parce qu’il en est l’acteur. En conséquence, le Juif, mais aussi le juif en tout homme, porte un message universel qui invite à dépasser le mal et à être en quête du bien. Par ailleurs, le couple ou la quête de l’Un est un autre de ses thèmes de prédilections. Il est écrit dans la Genèse (1, 27): « Dieu créa l’Homme à son image; mâle et femelle li les créa. » S’inspirant de ce passage biblique de la création de l’être humain, Éliane Amado met en évidence que la séparation originelle de l’homme et de la femme est une faute à réparer. L’homme et la femme qui se réuniront, annoncent la promesse des origines : celle de la recréation au sein du couple de l’étincelle divine à l’image de laquelle ils ont été créés. Enfin, elle initie une philosophie du dialogue. Car l’oeuvre d’Éliane Amado Lévy-Valensi est celle de la réconciliation entre deux mondes qui se méprisaient jusqu’alors: les sagesses hébraïque et gréco-romaine.
Ses réussites sont exemplaires : une femme juive trentenaire, professeur de philosophie dans la prestigieuse Sorbonne une psychanalyste formée auprès des plus grands noms, qui contribue à apaiser
un climat électrique dans les années cinquante-soixante en France, et la première femme à accéder au rang de directrice de département à l’université Bar-llan en Israël, après la guerre des Six-Jours.
Il est intéressant de s’arrêter sur ses itinéraires marqués par l’attachement à Eretz Israël. Et cela remonte à son enfance au sein d’une famille de la haute bourgeoisie juive méditerranéenne assimilée. Par miles siens, personne ne parle jamais de sionisme : « Mes parents n’étaient pas sionistes – ni antisionistes du reste » écrira-t-elle. Ajoutant : « Quand je repense au Seder de l’enfance : « L’an prochain à Jérusalem »: … j’étais peut-être la seule à y croire ». Éliane Amado Lévy-Valensi aura pourtant une révélation en lisant La Terre retrouvée, la publication mensuelle illustrée du Keren Kayemeth Lelsraël de France (KKL). À sa création en novembre 1928, le journal est envoyé à des familles donatrices dont font partie les Lévy-Valensi. La petite Éliane, guidée par une curiosité qui l’étonne elle-même, déchire la bande pour le lire. Elle en est bouleversée au grand étonnement de sa mère. Après son Alyah, elle en tirera la conclusion
suivante: » Ma « pensée inconsciente » est sous mes fenêtres ».
Par la suite, avant même la recréation d’Israël, Éliane soutient l’idée d’un État pour les Juifs. En septembre 194 7, elle adhère à la Ligue française pour la Palestine libre qu’elle aide financièrement. La lettre de remerciements de l’association précise : « Vous avez entendu signifier que vous ne sauriez rester indifférent au sort tragique des Hébreux croupissant dans les camps de personnes déplacées, pas plus qu’à leurs légitimes aspirations de voir se reconstituer, en Palestine, la patrie qui fut celle de leurs aieux ».
Et puis, plusieurs voyages la conduisent en Israël, dans les années soixante. Elle se rappelle alors les paroles d’lsaïe : « Celui qui se bénira en la Terre, se bénira par le Dieu de la Vérité. Je me réjouirai sur Jérusalem et sur mon Peuple … Ils bâtiront des maisons et ils planteront des vignes. Ils ne travailleront plus en vain et n’engendreront plus des enfants pour les vouer à la terreur » … Après Auschwitz, Israël représente son espoir d’apaisement: « Et il me semblait qu’une angoisse vieille de plus de vingt ans qui déchirait notre coeur de juif en lambeaux éclatés, éparpillés aux quatre coins de l’horizon avec les cendres de nos morts, trouvait ici un suprême apaisement, comme si prés d’une tombe, enfin apaisée, pouvait refleurir les orangers et les narcisses d’un nouveau printemps ».
En 1968, un poste de directrice du département de philosophie l’attend à l’université Bar-llan. Israël est pour Éliane Amado Lévy-Valensi une promesse : « Un signe est arrivé et on fait comme s’il n’était pas arrivé: c’est l’État d’Israël ».
Première femme à accéder au rang de full professor, la reconnaissance d’Éliane Amado Lévy-Valensi, à son arrivée à l’université, est immédiate. Sa culture philosophique lui vaut les honneurs et le respect. L’École française de Bar-llan qu’elle crée, prolonge ses réflexions initiées en France dans le cadre de sa participation à l’École française de pensée juive. Alors que dans toutes les universités israéliennes, la distinction entre philosophie et pensée juive est de rigueur, elle décide de réunir les deux disciplines dans un même département. Entourée de jeunes chercheurs qu’elle aide à trouver leur voie, elle transmet et poursuit son oeuvre qui s’enrichit de quinze livres et de centaines d’articles. Jusqu’à sa retraite en 1992, Éliane Amado Lévy-Valensi dirige avec virtuosité le département de philosophie et de pensée juive à l’université Bar-llan et continue de donner régulièrement des conférences suivies par un public de fidèles. Et pourtant, dans le milieu universitaire israélien, elle reste en marge, en grande partie de sa propre initiative, fuyant les honneurs, la publicité et les relations avec ses pairs, préférant la simplicité et la chaleur de liens plus sincères.
Retraitée de l’université Bar-llan, elle poursuit ses enseignements, animant notamment un cercle d’étude au sein d’une association francophone. Dans les années 1980, Éliane Amado Lévy-Valensi, qui croit aux vertus des échanges et des rencontres, dirige des groupes de discussion à l’Unifan, l’Union des juifs originaires de France et d’Afrique du Nord. Dans les années 1990, elle continue d’enseigner chez elle, au Moadon des olim à Jérusalem, mais aussi à Tel-Aviv et à Netanya. À son domicile de Jérusalem, Éliane Amado Lévy-Valensi crée un centre de recherche en psychiatrie et psychanalyse. Elle écrit : « J’ai depuis longtemps rêvé et ébauché une institution résolument interdisciplinaire et qui se voudrait consciente de cette appartenance culturelle juive dont l’Occident se réclame et qu’il ne cesse d’occulter. Eh bien, ce rêve prend corps à Jérusalem «
Un parcours sans faute. L’audace de sa pensée pluridisciplinaire entre philosophie, psychanalyse et pensée hébraïque, son désintérêt pour la quête de reconnaissance, sa liberté de femme juive ont été autant d’atouts qui ont pourtant été perçus comme des obstacles à franchir. Éliane Amado Lévy-Valensi a été oubliée. Éliane Amado Lévy-Valensi disparaît le 10 mai 2006 dans sa maison de Jérusalem à la veille de son 87ème anniversaire. La dernière étape de la vie d’Éliane Amado Lévy-Valensi se clôt laissant place à une nouvelle, celle de la transmission de son héritage, et ces mots de Raphaël Draï, écrits après sa disparition, continuent de résonner avec acuité : « Aujourd’hui il serait juste, il serait vrai, il serait beau et bon que la pensée d’Éliane Amado Lévy-Valensi fût placée au moins au même niveau que celle de Simone Weil, d’Édith Stein et de Hannah Arendt; que ses livres fussent ouverts ou rouverts comme l’on allumerait une veilleuse au pied de sa tombe à Guivât Shaul, d’où son âme aimante redécouvre sans fin cette Jérusalem qui était la prunelle de ses yeux ».