Léo Baeck: de 1945 à 1956, Reconstruire un monde (1)
Personnalités
Publié le 5 janvier 2025
Maurice-Ruben Hayoun (JForum)
Généralités
La Shoah n’a pas seulement été une horrible catastrophe dans laquelle des millions d’êtres humains ont perdu la vie, ce fut aussi une défaite intellectuelle et morale d’au-moins deux siècles d’efforts, de rapprochements et de créations émanant de personnalités juives et allemandes. La Shoah a apporté un sanglant démenti à la symbiose culturelle judéo-allemande et réduit à néant les espoirs de ceux qui, depuis Moïse Mendelssohn et Gottlob Ephraïm Lessing, au XVIIIe siècle, avaient cru à une union féconde entre la judéité et la germanité. Les nazis ont fini par donner raison aux doutes et aux inquiétudes du jeune Moritz Goldstein qui avait tiré la sonnette dès 1912 en écrivant son fameux pamphlet où il prenait acte du divorce entre les juifs et les allemands. Mais nul n’aurait pu imaginer ces horribles persécutions et ces millions de morts.
L’Europe avait déjà connu, en 1492, un très violent divorce d’avec ses citoyens juifs. En effet, quatre cent cinquante ans séparent le décret infâme d’Isabelle la catholique et de son époux Ferdinand de la conférence de Wannsee, une banlieue de Berlin, où fut décidée la solution finale de la question juive. Mais si l’exode forcé d’Espagne a jeté sur les routes du continent européen des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, il n’a pas été accompagné d’une entreprise génocidaire d’une telle ampleur. Les victimes ne furent pas rares mais l’Espagne n’est jamais devenue un vaste cimetière juif. Aux plans intellect et moral, ce fut ici aussi une grave défaite de l’esprit qui se soldait par le rejet de toute entente comme celle censée avoir eu lieu à partir du Xe siècle en Andalousie.
Pour tous les rescapés des camps de la mort, plus aucun retour en Allemagne, pays maudit à tout jamais, n’était envisageable. Léo Baeck lui-même qui a, tout au long de ces années de haine et de rejet, fait preuve d’une étonnante réserve et d’une remarquable discrétion sur ce qu’il avait vu et enduré, confiait à ses proches que bien après sa libération, les mêmes images d’horreur le hantaient régulièrement. Et dans une lettre écrite à Londres le 18 février 1947 il évoque sa hantise quand se dressent devant ses yeux les ombres des victimes et celles des bourreaux : « Il ne se passe pas un seul jour sans que ne retentissent à mes oreilles les vociférations de ces sbires qui m’ordonnaient de leur ouvrir ou de me rendre dans un tel ou tel endroit du camp.«
Depuis la maison de sa fille Ruth, il réfléchissait sur ce que furent ces terribles années au cours desquelles tout ce en quoi il avait cru avait disparu. Lors d’une visite à Copenhague, il donna une interview à un journal. Le journaliste qui recueillit ses propos le 21 décembre 1945 crut comprendre que Baeck avait pardonné à l’Allemagne : il n’en était rien. Dans sa mise au point, Baeck expliquait qu’il pouvait, lui, à titre individuel, pardonner à ceux qui lui firent personnellement du mal, mais donner quitus à l’ensemble du peuple allemand qui a profité de la politique anti-juive, s’est montré réceptif à la propagande nazie en dépit de ses penchants criminels évidents et a soutenu, dans son écrasante majorité le génocide, était chose impossible. Baeck soulignait aussi que toute la jeunesse allemande, enrôlée dans les Jeunesses hitlériennes, avait été contaminé par les valeurs nazies. Avec qui reconstruire ? Il faudrait attendre que se lève une nouvelle génération ignorant tout d’une idéologie de haine. Quant à l’éventualité d’un retour en Allemagne, Baeck l’excluait encore vers la fin des années quarante, expliquant que l’humus nourricier qui avait permis l’essor de l’ancien judaïsme allemand avait disparu une fois pour toutes. Lui-même affirmait être devenu totalement étranger à l’Allemagne, un pays qu’il avait jadis passionnément aimé. Ce passage est particulièrement émouvant : dans un extrait plus substantiel de cette interview, Baeck dit que son amour pour son pays était tel que son cœur en était brisé. Il ajoute qu’il n’a pas seulement aimé sa langue, sa culture et ses habitants, mais aussi ses magnifiques paysages… Où retrouverai-je, dit-il, des champs aussi verdoyants, un merveilleux parfum qui embaume l’air, et de si belles fleurs ? Mais aujourd’hui, nous sommes en 1952, lors de ma tournée dans ce pays, j’ai pu apprécier à leur juste valeur, les efforts de reconstruction des habitants, et pourtant voici ce que je me suis dit : ce pays n’est plus le tien, il m’est aussi étranger que le Danemark, par exemple. Mon Allemagne à moi a disparu à tout jamais…
Dans la même interview, Léo Baeck n’hésitait pas à dire clairement que l’histoire du judaïsme d’Allemagne avait atteint son terme définitif. L’horloge, ajoutait-il, ne peut pas être retardée, on ne peut pas remonter le temps. Aucun rétablissement des communautés en Allemagne n’est possible… Trop de choses séparent les juifs allemands de l’Allemagne des années 1939 à 1945. Il y a eu trop de meurtres, de viols, de pillages, d’iniquité de toutes sortes, trop de sang, de larmes et de tombes… Et personne ne pourra effacer tout cela.
L’Allemagne nazie : un pays exclusivement peuplé de criminels ?
Un homme aussi bon que Léo Baeck ne pouvait rester de marbre devant tant d’invitations qui le pressaient de se rendre en Allemagne, non point pour s’y installer mais pour y revoir ceux qui tenaient à lui et accordaient à sa venue une valeur hautement symbolique. Un peu plus de trois années réussirent à venir à bout de sa répugnance, et durant l’automne 1948, il entreprit une tournée de conférences entrecoupées de visites aux communautés juives qui tentaient de revivre dans les secteurs occupés par les Alliés.
Confronté à cette nouvelle réalité, une Allemagne détruite et dénazifiée qui entendait se reconstruire pour rejoindre le concert des nations libres et démocratiques, Léo Baeck eut à aborder un aspect très délicat : qui, parmi les Allemands, s’était vraiment dressé contre la barbarie nazie, au péril de sa vie ? Qui s’était proposé d’aider les juifs, menacés d’extermination, leur assurant soit de faux papiers, le gîte et le couvert, soit l’exfiltration vers l’étranger ? Ils ne furent pas nombreux mais le strict sentiment éthique du rabbin le conduisit à rendre hommage à quelques rares personnalités1 qui aidèrent, de leur mieux, des juifs à échapper à la mort. En pensant à ces années de bassesse, nous n’avons pas le droit d’oublier les rares personnalités qui se sont portées à notre secours, souligne Léo Baeck, Ces êtres ont emprunté le sentier de la rectitude que leur commandait Dieu. Aux moments les plus graves et les plus dramatiques de ces années, j’en ai rencontrés : et aussi longtemps que je vivrai, j’aurai à cœur de leur témoigner ma plus vive gratitude…
Baeck cite au moins deux personnes dont il signale l’esprit de sacrifice et le courage à une époque où le moindre sentiment en faveur des juifs pouvait conduire à la mort. Il évoque l’exemple de Gertrude Luckner (1900-1995). Cette jeune femme, pacifiste convaincue et opposante de la première heure au régime hitlérien, était née de parents britanniques sous le nom de Jane Hartmann. Confiée à des parents adoptifs, elle prit la nationalité allemande et poursuivit ses études à l’université de Berlin. Ses premières activités la rendirent suspecte aux yeux du régime qui surveillait son courrier. Employé par l’organisation Caritas, elle fut dénoncée par l’une de ses collaboratrices en 1942, ce qui conduisit à son arrestation et à son internement.
Luckner s’était rendue à Düsseldorf dans le but d’exfiltrer un enfant juif dont les parents avaient été déportés. La militante des droits de l’homme ignorait qu’elle avait été dénoncée et que la Gestapo la suivait… Le 21 janvier 1946, Léo Baeck se souviendra des actes de bravoure de cette dame qui lui rendait souvent visite à Berlin et lui transmettait oralement les informations que les communautés juives persécutées d’Allemagne voulaient lui faire parvenir en toute discrétion. Dans son appréciation des activités de résistance de Luckner, Léo Baeck ne laisse pas apparaître le moindre doute : le Dr Luckner, écrivait-il, est l’une des personnalités les plus courageuses, les plus nobles et les plus dévouées qu’il m’ait été donné de rencontrer. Au cours de toutes ces sombres années, elle n’a eu qu’une idée en tête, aider les victimes de l’oppression et de la persécution, parmi lesquelles un bon nombre de mes coreligionnaires. Et nous lui en sommes profondément reconnaissants.
Luckner fut aussi l’âme vivante d’une revue qui existe toujours, le Freiburger Rundbrief, qui a relancé les amitiés judéo-chrétiennes à un moment où des voix se faisaient entendre pour dénoncer le silence de l’église face à la Shoah. Informé de ses démarches visant à renouer le dialogue entre deux communautés issues d’un même humus, Léo Baeck ne manqua pas d’encourager son amie en prodiguant des conseils. Vous accomplissez, lui écrivit-il, un travail admirable qui profitera à beaucoup de gens qui l’attendaient. Vous rencontrerez, lui dit-il, des gens indifférents, des adversaires, voire même des ennemis, mais vous ne devez pas vous décourager.. En 1954, deux ans avant sa mort, Léo Baeck assurait Luckner de leur totale communauté de vues : « ce que vous écrivez au sujet du judaïsme et du christianisme correspond parfaitement à ce que je pense.«
Léo Baeck interviendra de toutes ses forces pour sauver le directeur général des entreprises Robert Bosch de Stuttgart, Hans Walz injustement accusé par les Alliés d’avoir collaboré avec les Nazis. Le rabbin a aussitôt établi le 3 juillet 1946 un certificat en anglais, attestant de la bonne conduite de cet homme et soulignant même qu’il l’avait aidé soit par ses conseils soit par des moyens financiers à sauver des juifs. Il souligne aussi que Hans Walz a commis des actes de résistance contre le régime nazi et qu’il lui rendait souvent visite à Berlin. Les Anglo-Américains avaient placé Walz en détention préventive d’où le certificat de Baeck réussit à le libérer. En 1948, lorsque toute l’affaire fut réglée, Léo Baeck écrivit une aimable lettre à un homme en qui il avait toute confiance, se promettant d’évoquer avec lui, lors de retrouvailles, leurs anciennes rencontres.
En 1951, Léo Baeck revint à Berlin où il avait passé plus de trente années de sa vie au service des communautés juives. Son ancien élève Nathan Peter Levinson l’invita à participer à l’office du chabbat. Baeck saisit cette opportunité, si rare, de reprendre la parole dans une synagogue berlinoise. Dans son sermon, il insuffla du courage aux fidèles les assurant de son soutien.
En cette même année, les autorités allemandes décidèrent de dédommager les victimes du IIIe Reich, notamment les juifs qui avaient tout perdu, y compris la vie. Il fallut donc organiser des structures juridiques d’accueil, tant en Europe qu’en Israël pour retrouver les héritiers des disparus. Léo Baeck prit une part active à ces démarches tout en soulignant qu’aucune somme d’argent ne pourrait jamais compenser la disparition brutale d’un être aimé. En revanche, les spoliations de biens juifs dont les nazis s’étaient fait une spécialité devaient absolument être réparées.
La mise en valeur et la préservation du legs intellectuel et spirituel du judaïsme allemand
Tout au long de nos développements, nous avons suivi l’existence d’un homme qui était intimement convaincu de la justesse de sa cause et que même les souffrances les plus terribles n’ont pas pu ébranler. Cet homme n’est pas un simple individu parmi tant d’autres, l’histoire ou le destin en fit l’héritier de plus de deux siècles d’efforts intellectuels juifs au sein même de la culture allemande.
Après que les nazis aient annihilé toute vie juive sur le sol allemand, qu’allait devenir ce legs spirituel et intellectuel du judaïsme allemand ? Après tout, des philosophes contemporains comme Hermann Cohen (ob. 1918) et Franz Rosenzweig (ob. 1929) furent en relation directe avec Léo Baeck qui reprit certaines de leurs thématiques dans ses propres écrits. Que deviendraient tous leurs écrits si les juifs n’habitaient plus l’Allemagne et que leurs descendants ne lisaient plus la langue de Goethe ?
Beaucoup de rabbins avaient trouvé refuge en Grande Bretagne, avant mais aussi après la guerre. Ce pays, alors puissance mandataire en Palestine, entretenait des relations un peu difficiles avec les juifs, notamment les sionistes, bien que l’apport britannique ait été déterminant pour abattre l’Allemagne nazie. Tous ces juifs venus d’Allemagne tenaient à conserver leur spécificité et c’est la raison pour laquelle ils créèrent le Council of jews from Germany dont Léo Baeck fut élu président. Aux yeux de Baeck, l’héritage du judaïsme allemand reposait sur trois piliers : l’apport traditionnel juif, la pensée classique allemande et l’humanisme européen : on retrouve chez son maître Hermann Cohen la même classification.
Baeck s’employa aussi à rendre des œuvres d’art et de précieux objets du culte aux institutions et aux familles qui en avaient été spoliées. Ce sont là ses talents d’organisateur et d’interlocuteur privilégié des autorités politiques. Lors de son passage à Washington, il ne manqua pas de dire un mot en faveur de son ami allemand Hans Walz (voir plus haut) injustement mis au cachot et accusé d’avoir collaboré avec les nazis. L’intervention de Léo Baeck provoqua son élargissement immédiat.
Le sauvetage de l’héritage judéo-allemand comportait une inconnue : il fallait récupérer toutes les bibliothèques pillées par les nazis durant la guerre, mais où donc pouvait-on les regrouper puisque l’Allemagne comme lieu d’entrepôt était hors de question ? Il fallut donc disperser tous ces livres aux quatre coins du monde. En outre, l’état d’Israël n’existait pas encore, tandis que l’université hebraïque de Jérusalem existait bel et bien depuis 1923. Celle-ci avait chargé l’un de ses meilleurs fleurons, lui-même issu de ce judaïsme d’outre-Rhin, d’œuvrer au rassemblement de ces livres. Il s’agissait évidemment de Gershom Scholem.
La volumineuse correspondance de Gershom Scholem, parue en 1996 aux éditions CH Beck de Munich, comporte un aspect passé inaperçu tant on ne voyait en cet homme que le grand savant qui renouvela de fond en comble les études sur la kabbale.
Avant même d’entamer de telles recherches, le jeune Scholem était archiviste bibliothécaire de la toute jeune université hébraïque de Jérusalem. Celle-ci s’en souviendra près d’un quart de siècle après, lorsque sonnera l’heure de la défaite du IIIe Reich. On retrouve alors Scholem en mission en Europe où l’a dépêché cette institution, soucieuse de récupérer les collections de judaïca & hébraïca pillées par les nazis dans les bibliothèques juives du continent. Depuis Zurich où il s’est arrêté au cours de son long périple, Scholem envoie une lettre (2. 06. 1946) respectueuse à Léo Baeck dont il sollicite l’intervention auprès des autorités d’occupation : la ligne adoptée par les armées tant anglo-américaines que soviétiques est de restituer les livres volés aux pays d’où ils proviennent, ce qui signifierait, souligne Scholem, que des centaines de milliers de livres rares s’en retourneraient vers la Pologne et l’URSS où leur consultation serait quasi interdite, privant ainsi des générations de chercheurs de ces trésors. Or, nous savons, écrit-il, que les nazis avaient expédié dès 1943 en Tchécoslovaquie des centaines de milliers de livres pillés dans des bibliothèques juives… On ignore la teneur de la réponse de Baeck mais quatre jours plus tard Scholem séjourne à Prague où il noue quelques contacts qui vont se révéler utiles pour la suite de sa mission. Le 29 de ce même mois de juillet 1946, Scholem rend compte de sa mission dans une lettre en anglais adressée aux autorités de l’université hébraïque qui l’avaient investi des pleins pouvoirs pour négocier. Munich, où il séjournait alors, possède un important fond de manuscrits hébraïques, notamment l’exemplaire (Codex 95) rarissime du Talmud. Scholem caressait alors l’espoir quelque peu fou de voir le gouvernement bavarois se dessaisir volontairement de ce fond, ce qui aurait pu être considéré comme un acte de repentance sincère. Il va jusqu’à préciser que les autorités bavaroises attendent un signal de Jérusalem indiquant clairement que ce geste ne serait pas mal perçu. En fin de compte les manuscrits sont restés à Munich mais l’Institut des microfilms a reçu de la capitale bavaroise une copie de l’ensemble du fonds en question. Tout en reconnaissant avoir gravement sous estimé la complexité de sa mission et le temps nécessaire pour la mener à bien, Scholem signale l’existence d’un érudit juif, le docteur Ernst Grumach que la Gestapo avait contraint à œuvrer pour elle et qui dut superviser, à son corps défendant, l’envoi de centaines de milliers de livres en Tchécoslovaquie (Casle Nimon et Cesha Lipa). Scholem déclare avoir toute confiance en cet homme attaché au judaïsme et lui demande même, dans une lettre datée de septembre 1947, comment il parvient à donner à sa jeune fille une éducation juive dans le Berlin de l’immédiat après-guerre.
Le sort des bibliothèques juives privées ou publiques pillées, voire détruites par les nazis, a continué de préoccuper Scholem qui décida d’en parler dans un long article en hébreu paru dans le journal Ha-Arets en date du 5. 10. 1947. Dès son introduction Scholem explique pourquoi il est le plus compétent pour évoquer cette affaire qui a fait l’objet d’informations contradictoires, parfois même franchement fausses. Il est donc nécessaire de procéder à une mise au point. Certes, on ne peut pas encore tout dire, concède Scholem, car tant d’archives, notamment communautaires, ont disparu mais pourraient réapparaître un jour. Il ne faut donc pas compromettre la moindre chance de les retrouver un jour. On a propagé l’idée fausse que toutes les bibliothèques saisies avaient été réunies par l’armée américaine dans un vaste dépôt situé dans la région de Francfort sur le Main.
Scholem rétablit les faits: jusqu’à l’entrée en guerre de l’Allemagne toutes les bibliothèques des institutions juives dissoutes furent fermées et les fonds, imprimés ou manuscrits, demeurèrent sur place. Seule une part infime de ces ouvrages fut livrée à l’une des filiales de l’Institut zur Erforschung der Judentfrage (Centre de recherches sur la question juive). Mais la guerre allait transformer de fond en comble la procédure des nazis : avant même de s’en prendre aux fonds judéo-allemands proprement dits, on s’empressa de saisir à Paris les livres de l’Alliance Israélite Universelle, du Séminaire Israélite de France et de la famille Rothschild. Le fonds Rosenthal de la bibliothèque universitaire d’Amsterdam connut le même sort. Ce furent ces deux fonds français et hollandais qui constituèrent la base de cette recherche sur la question juive, fondée par Alfred Rosenberg à Francfort sur le Main. Scrupuleux dans leur organisation, les nazis créèrent un organisme central à Berlin qui devait prendre en main l’ensemble des fonds. Certes, d’autres organes de l’appareil national-socialiste avaient tenté de prendre part au pillage, ce qui conduisit à la dispersion de certaines collections Mais le schéma fondamental restait le même : installer à Berlin un organisme central qui enverrait dans les plus grands centres du Reich des milliers de volumes afin d’étudier “la question juive”. Cette directive devait nécessairement porter atteinte à l’économie interne de chaque bibliothèque. Pour assurer le catalogage de ces innombrables volumes – on parle même de plusieurs millions – la Gestapo recruta quelques savants juifs qui œuvrèrent sous la contrainte. Tout en étant très cultivés, la plupart de ces « esclaves » du IIIe Reich n’étaient pas des spécialistes des études juives. Vers le milieu de l’année 1943, la plupart de ces “esclaves” juifs furent envoyés dans les chambres à gaz d’Auschwitz ; selon Scholem, seuls deux d’entre eux purent échapper à la mort, en raison probablement de la religion (non-juive) de leur conjoint. Les violents bombardements alliés de l’ensemble du territoire du Reich, notamment de Berlin, sont responsables de la destruction de nombreuses collections. Selon certains témoignages, en une seule nuit, les bombes incendiaires réduisirent à néant plus de la moitié du fond de l’école des Hautes études juives de Berlin. Conscients de leur impuissance à protéger les fonds qu’ils avaient pillés, les nazis décidèrent d’expédier le plus de livres possible en Tchécoslovaquie et en Silésie où ils furent entreposés dans des châteaux ou des résidences discrètes. On peut donc dire que grâce aux bombardements les nazis ne purent réaliser leur objectif visant à créer une immense bibliothèque juive. Ils avaient toutefois commencé à mettre sur pied une certaine classification : les livres les plus précieux devaient être entreposés dans un lieu éloigné et tenu secret, un second était prévu pour les doublons et enfin un troisième pour des ouvrages de moindre intérêt. Scholem évoque aussi l’établissement d’un étrange catalogue par les nazis : il s’agissait de recenser toutes les œuvres écrites par des juifs ou des auteurs d’origine juive. Cette liste, véritable inventaire de la contribution des juifs à la culture universelle des cent dernières années, a compté près de soixante mille entrées. Scholem affirme s’être entretenu avec quelques survivants parmi les “esclaves” juifs de la Gestapo : ces hommes déclarent avoir travaillé avec passion à l’établissement d’un tel catalogue prouvant les mérites intellectuels du peuple juif ; ils entretenaient aussi l’espoir de sauver cette liste de la destruction à la fin de la guerre. Mais la liste complète a disparu.
Si l’on veut répertorier les autres lieux de dispersion des livres juifs, il convient de signaler aussi le camp de Theresienstadt qui comprenait beaucoup d’érudits et de bibliothécaires, requis par les Nazis aux fins de catalogage. Comme une main d’œuvre spécialisée se trouvait sur place, les nazis y expédièrent d’importantes quantités de livres que les détenus traitaient sur place. Lorsque sonna l’heure de la défaite nazie, la plupart des livres juifs qui se trouvaient éparpillés dans tout le pays furent réunis par les autorités militaires américaines à Offenbach près de Francfort-sur-le-Main (Archival-Depot Offenbach am Main). L’extrême diligence des militaires américains s’explique aussi par la présence à la tête de ce service d’un officier d’origine juive, le Major Pomeranz.
Scholem indique que ce major eut pour successeur un autre officier juif qui s’acquitta admirablement de sa tâche. L’immensité du travail à accomplir rendit nécessaire le recours à une main-d’œuvre allemande qui aurait pu commettre des larcins ou des destructions volontaires : mais les rares cas de chapardages ne concernaient que les éditions luxueuses de classiques allemands ou de la littérature national-socialiste. Apparemment, hormis les juifs et les nazis, personne ne s’intéressait à la littérature hébraïque ou juive, nous dit Scholem ! Après l’ère des spoliations vint celle des restitutions : on répartit les ouvrages selon les pays de leur provenance, conformément aux décisions de la commission de surveillance qui s’était réunie à Berlin en décembre 1945. À charge pour les états concernés de retrouver les propriétaires ; si ces derniers étaient introuvables ou morts sans laisser d’héritiers, les livres étaient dévolus aux pays en question.
En sa qualité de fondé de pouvoir de l’université hébraïque de Jérusalem – laquelle se considérait, même avant la création de l’État, comme l’héritière légitime de la culture juive – Scholem déplorait l’existence de telles conventions puisqu’elles consacraient la main mise de pays comme la Russie soviétique (qui avait annexé les petites républiques baltes) et la Pologne (déjà célèbre pour son antisémitisme) sur des trésors qui ne leur appartenaient guère. Rendre à de tels gouvernements des livres ayant appartenu à leurs défunts ressortissants constituait une injustice criante. Scholem signale que l’Institut de langue yiddish de Vilna avait eu la chance de sauver son immense fonds en le transférant à New York. Même la communauté juive locale s’était empressée de léguer sa bibliothèque à l’Institut, assurant ainsi le sauvetage de richesses inestimables. Qu’est-il finalement advenu des livres sans propriétaires ? Les États-Unis organisèrent avec bienveillance des négociations entre les différentes parties qui les réclamaient, notamment l’American Jewish Congress, l’American Jewish Committee, le Congrès juif mondial, la United Synagogue of America, le Council of Jews from Germany de Léo Baeck et le Board of Deputies of British Jews. Toutes ces institutions convinrent que la plus grande part des ouvrages sauvés devaient trouver leur place dans le cadre de l’université hébraïque de Jérusalem où, comme l’écrivait Scholem, « ils ne feront pas figure de pièces de musées mais contribueront à instruire et à éduquer des générations vivantes. »
Ce ne fut pas chose aisée. L’empoignade fut assez grave car il y allait de la dévolution définitive des livres à telle institution plutôt qu’à telle autre. On lit dans ce même volume VI des œuvres complètes dont nous nous sommes abondamment servi jusqu’ici, un échange de lettres entre Léo Baeck et d’autres correspondants tant à New York qu’avec le Dr Gustav Landauer de Jérusalem où cet important dirigeant communautaire allemand avait émigré dès 1934.
L’éminent rabbin eut aussi maille à partir avec le célèbre historien du judaïsme Salo Wittmayer Baron qui défendait une autre ligne que la sienne. Dans une lettre en date du 7 février 1950, Léo Baeck donne une description peu amène de Baron qui s’opposait au projet de Baeck concernant la dévolution des livres juifs confisqués par les nazis à certaines bibliothèques. Baeck rappelle assez durement tout ce dont Baron est redevable à l’Allemagne : Baron, souligne-t-il, est un galicien, né en 1895 à Tarnow, qui poursuivit ses études à Vienne où il obtint son doctorat en même temps que son diplôme de rabbin. Il ne mit les pieds aux USA qu’en 1926, donc à l’âge de 31 ans. Vous voyez, ajoute méchamment Baeck, quel Mayflower il a bien pu utiliser… L’allusion est claire : comment cet homme qui doit tout au judaïsme allemand, notamment à la MGWJ où furent publiés ses premiers travaux qui le firent connaître, peut-il s’arroger le droit d’accaparer ainsi une grande partie de l’héritage du judaïsme allemand ? Voire, parler en son nom ?
Baeck eut aussi à s’opposer, mais moins violemment à Gershom Scholem, dont on a vu plus haut qu’il militait en faveur d’un rassemblement de tous les livres à Jérusalem.
Dans une lettre en date du 18 mai 1949, adressée à Hermann Muller, président de l’association des juifs originaires d’europe centrale, Baeck marque encore plus ses préférences : il s’en prend aux arguments de Scholem qu’il démonte un à un. Nul, objecte-t-il, ne peut prédire si un organisme aura une brève ou une longue durée de vie. Par ailleurs, si le pire se produisait, on disposerait par avance que les livres alors en déshérence prendraient le chemin de la bibliothèque de l’université hébraïque de Jérusalem. En fait, Baeck optait pour une grande bibliothèque installée à New York (qui d’ailleurs portera son nom) laquelle recevrait une certaine quantité d’ouvrages qui ne présentaient pas grand intérêt pour Jérusalem. Et pour désarmer définitivement les critiques de Scholem, Baeck souligne que la même clause pourrait être introduite dans le contrat à venir : en cas de disparition ou de cessation d’activité, les livres de la dite bibliothèque seraient dévolus à Jérusalem.
Dans toute cette affaire, Léo Baeck n’a pas agi comme un gardien du temple, n’ayant en vue que son seul intérêt. Il a vu loin et a jeté les fondements de ce qui allait devenir le bras armé d’un immense institut, mondialement connu, et qui porterait légitimement son nom : l’Institut Léo Baeck, ayant des dépendances à Jérusalem et à Londres mais la maison mère est bien restée à New York. Cet institut publie un annuaire réunissant les plus profondes études sur l’histoire du judaïsme allemand. C’est une véritable mine offrant des articles de grande qualité rédigés en anglais. Cet annuaire concrétise le projet initial de Léo Baeck d’étudier l’histoire intellectuelle du judaïsme d’Allemagne depuis le siècle des Lumières.2
Un hymne à la grandeur passée d’une Allemagne spirituelle
C’est la nette impression qui se dégage de la lecture attentive d’un texte, bref mais vibrant, écrit par Léo Baeck durant l’année 1946, donc dans l’immédiate après-guerre, alors que les rescapés de la Shoah commençaient tout juste à réaliser l’étendue de la catastrophe. Baeck jette un regard lucide sur les grandes promesses non tenues de son ancienne patrie, cette Allemagne qui l’avait si violemment rejeté, lui et les siens, détruisant jusqu’au dernier vestige, toutes les grandes œuvres que le génie des deux peuples, juif et allemand, avait produites.
Le titre de ce texte est L’idée subsiste… (Die Idee bleibt) Les premiers mots de cette évocation émue sont significatifs et ne furent guère choisis au hasard : «Il existait jadis une Allemagne, comme nous le savons tous…» (Es gab ein Deutschland, wie wir alle wissen). Elle appartient donc irrémédiablement au passé. Elle faisait partie du monde et celui-ci l’avait accueillie. C’était l’Allemagne classique, celle des grands penseurs, poètes et philosophes, tant d’hommes s’y illustrèrent dans tous les domaines, des sciences des arts et des lettres. Une Allemagne dont Thomas Carlyle aimait tant parler à l’Angleterre et que Ralf Waldo Emerson évoquait avec plaisir aux oreilles de l’Amérique. Cette Allemagne de jadis avait conquis le cœur de tant de grands hommes et ressemblait en tout point à l’Italie de la Renaissance, à la France de la Révolution et à l’Angleterre de Shakespeare, de Newton et de Milton, et aussi à l’Amérique de Washington, de Jefferson et de Lincoln, et de leurs héritiers spirituels.
Léo Baeck poursuit sa belle évocation en ces termes : mais pour nous autres juifs, cette Allemagne représentait beaucoup plus. C’était le pays de l’âge classique, celui qui avait produit des hommes comme Christian W. von Dohm, Lessing, Herder et les frères Humboldt. Ce fut aussi le pays qui avait largement préparé le terrain pour le développement de la science du judaïsme3 et dont la langue a permis à tant de grands esprits juifs de se révéler. En une phrase, cette Allemagne là avait su toucher les juifs au plus profond d’eux-mêmes.
C’est tout particulièrement dans ce pays germanique que l’esprit classique a pénétré l’âme juive, notamment chez tous ceux qui avaient fréquenté l’université. Cet esprit qui avait atteint chez certains des niveaux proches de l’enthousiasme leur fit la promesse de devenir des êtres nouveaux, à savoir les citoyens de ce classicisme et des adeptes de la culture européenne dont ils connaissaient bien la branche germanique. Et pour en être dignes, nombre d’entre eux furent prêts à acquitter le prix qu’on exigeait si souvent d’eux, voire même sacrifier tout ou partie de leur judaïsme sur l’autel de cette culture. Et l’on ne soulignera jamais assez qu’en dépit de cette attirance et de cette volonté d’assimilation culturelle, de nombreux juifs prirent conscience du caractère inaliénable de leur judaïsme et de l’immense valeur de leur histoire. Baeck poursuit en ces termes ce vibrant hommage rendu à des générations d’hommes tragiquement disparus alors qu’ils étaient porteurs d’une grande tradition culturelle : ces hommes avaient enfin réalisé que c’était leur judaïsme qui les avait rendus aptes à s’intégrer à cette floraison culturelle et à se l’approprier. Ils prenaient aussi conscience qu’ici, au moins, on n’exigeait d’eux aucun sacrifice : ils n’avaient pas à sacrifier leur judaïsme à cette culture classique de l’Europe ni cette même culture à leur judaïsme. En somme, Léo Baeck dévoile les fondements éthiques de ce qu’aurait dû être la symbiose culturelle judéo-allemande. Il souligne que ce qu’on apporte de meilleur dans une telle union et qui en constitue la grandeur et la force, c’est sa spécificité, c’est soi-même.
A ce niveau de l’exposé, Baeck marque un tournant, semblable en tout point à celui que connurent les juifs allemands lorsque les nazis prirent le pouvoir et firent tout pour les exclure et les exterminer. Ils réalisèrent plus vite que d’autres que le chemin pris par l’Allemagne ne la mènerait nulle part et la conduirait inévitablement dans une impasse. Et ce chemin l’éloignait irrémédiablement de l’Europe et de l’humain. Un tel divorce, si tragique, si lourd de conséquences, était motivé par une haine antisémite des plus effroyables. Léo Baeck demande que l’on n’oublie guère le triple combat mené par ces hommes, ces frères juifs d’Allemagne, qui n’empêcha pas leur sacrifice. Ils se battirent pour leur judaïsme, pour la culture classique et pour l’humanisme européen. Les hommes qui menèrent cet exaltant combat avaient été trempés par les expériences de la vie, les bonnes comme les mauvaises. Mais un combat n’a d’avenir que s’il est soutenu par les jeunes. Et Léo Baeck de saluer l’action d’un cartel d’étudiants juifs qui militaient en faveur de leur pays, l’Allemagne, tout en cherchant à éveiller la conscience juive de leurs adhérents.4 Par leur œuvre admirable de pionniers, ces jeunes gens ont frayé la voie et montré le chemin à suivre. Si, ajoute Baeck, ils n’avaient pas fait de ce combat le leur, nous n’aurions rien pu réaliser. Cette salutaire prise de conscience de la jeunesse a permis de tirer un enseignement des erreurs du passé et à espérer un bel avenir.
Malheureusement dit Baeck, ce combat a été perdu, il s’est achevé sur une défaite. Ce ne fut pas une défaite ordinaire, mais une véritable abdication de l’esprit, face à la violence aveugle et déchaînée, ce fut une époque où l’Allemagne tourna le dos aux règles de l’humanité la plus élémentaire. Mais ce qui blesse Léo Baeck plus que toute autre chose, c’est l’empressement de l’université allemande à emboîter le pas à la barbarie, à faire sienne les idéaux des assassins et des racistes. Mais dans le domaine de l’esprit, note le rabbin, les défaites ne sont pas celles que l’on croit. Ce n’est pas parce qu’on vous défait que vous aviez tort, ce n’est pas parce qu’on cherche à vous exterminer que vous n’avez rien de valable à dire… « La bataille a été perdue, mais l’idée a survécu. Or, l’idée ne remporte jamais que l’ultime bataille. Elle subsiste.«
Mais quelle est cette idée ? Celle qui nous enseigne que le judaïsme est éternel, qu’il ne saurait être échangé contre rien au monde, que partout où se trouve un juif, subsiste la distinction la plus noble et confère au défi qui se présente à lui un contenu toujours plus précieux. « L’idée subsiste, même si elles prend d’autres formes. »5
Mais en quoi consiste la spécificité du judaïsme allemand en tant que tel ? Léo Baeck a traité le sujet dans un texte que nous possédons en langue anglaise, même si son titre allemand nous a été conservé, Erbe und Aufgabe (l’héritage et le devoir). Selon l’auteur, cette spécificité tient en trois points : la discipline librement consentie de l’unité, l’importance de l’éducation et enfin cette piété qui fit de leurs communautés des groupes solidaires les uns des autres.
Maurice-Ruben HAYOUN
1 A Cordoue, lors d’un colloque sur le dialogue des cultures du 24 au 28 novembre 2010, j’ai rencontré Madame Margarita Ruiz Schrader dont les parents vivaient à Berlin pendant la guerre et ont aidé des juifs à survivre. Il s’agit de José et Carmen Santaella, déclarés à Jérusalem Justes des Nations. Voir aussi le livre qui relate cet épiosde : Barabara Lovenheim Survival in the shadows : Seven jews hidden in Hitler’s Berlin. New York, Rochester, 2002.
2 Institut zur Erforchung der Geschichte des Judentums in Deutschland seit der Aufklärung.(Institut de recherche sur l’histoire du judaïsme en Allemagne depuis le siècle des Lumières.)
3 Cf. Maurice-R. Hayoun, La science du judaïsme (Die Wissenschaft des Judentums) Que sais-je ? PUF, 1996.
4 Léo Baeck fait allusion à ce cartel de la jeunesse estudiantine juive allemande, crée en 1896.
5 Léo Baeck, Œuvres complètes, volume VI, pp 387-389.