Léon Pinsker et les tempêtes du Néguev
Personnalités
Publié le 13 janvier 2025
par Boker Tov Yerushalayim (Mabatim.info)

Yehuda Leon (Leib) Pinsker (1821–1891)
Je mentionnais dernièrement la difficile reconquête de certaines régions d’Israël comme la Galilée ou le Néguev où les Bédouins (sédentarisés ou pas) font régner leur loi mafieuse et provoquent parfois de véritables tempêtes de violence.
Et je me suis souvenue que Tempêtes du Néguev était le nom donné dans les communautés juives aux pogroms meurtriers qui avaient eu lieu d’avril 1881 à mai 1882 contre les Juifs du Sud-Ouest de l’empire russe, principalement dans des régions de l’Ukraine actuelle.
Après l’assassinat du Tsar Alexandre II par le mouvement révolutionnaire Narodna Volyia, les journaux antisémites avaient fulminé contre les Juifs. L’Union des ouvriers de la Russie méridionale avait préparé les pogroms en imprimant et en distribuant massivement ce genre de tract :
Frères travailleurs. Vous battez les Juifs, mais de manière indiscriminée. Il ne faut pas battre le Juif parce qu’il est Juif et qu’il prie Dieu à sa manière – en effet, Dieu est le même pour tous – mais plutôt, il faut le battre parce qu’il vole le peuple, il suce le sang de l’homme travailleur.
Et la populace s’était déchaînée…
Contournant la censure tsariste, les Juifs avaient choisi ce nom Tempêtes du Néguev pour désigner les émeutes dont ils n’avaient pas le droit de parler. Ils l’avaient trouvé dans le texte du prophète Isaïe (21, 1) qui annonce la destruction de Babylone :
Oracle sur le désert-mer : des tempêtes passeront ; des ouragans depuis le Néguev, depuis une terrible région.
L’expression מדבר ים (midbar yam), désert-mer, a paru obscure à de nombreux traducteurs. En fait, elle désigne la Babylonie dont la partie la plus riche se trouve entre les deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate. Chaque année, une crue terrible change ce désert en une zone marécageuse dont les Babyloniens étaient venus à bout grâce à leurs méthodes très efficaces d’irrigation et de drainage. Malgré tout, nous dit le prophète, le desert-mer sera détruit par une tempête venue du Néguev et détruira Babylone.
Donner ce nom aux pogroms était aussi un message d’espoir aux Juifs : un jour peut-être, cette haine antisémite serait détruite comme l’a été Babylone.
En attendant ces jours heureux, ces pogroms provoquèrent non seulement une grande vague d’émigration, mais ils firent perdre aussi leurs illusions aux bourgeois juifs russes, très ouverts à la pensée occidentale moderne.
L’un deux, Yehuda Leon (Leib) Pinsker (1821–1891), rêvait alors d’intégration et d’émancipation des Juifs russes comme c’était déjà le cas en Europe occidentale.
Léon Pinsker était alors un médecin et journaliste de déjà 60 ans et le fils d’un célèbre écrivain de la Haskalah (1), Simcha Pinsker (1801–1864), orientaliste reconnu en Occident pour son déchiffrement de manuscrits karaïtes de Crimée.
En état de choc, il écrivit d’une traite son célèbre pamphlet : Auto-émancipation, avertissement d’un Juif russe à ses frères.
Beaucoup de Juifs furent surpris, car un tel appel à l’action aurait pu venir de n’importe qui, sauf de Léon Pinsker. Vivant dans le milieu juif éclairé de la ville cosmopolite d’Odessa, Pinsker incarnait l’incarnation du Juif assimilé, qui avait laissé derrière lui le monde de la Bible et du Talmud. Il s’était libéré des liens juifs traditionnels et s’était adapté dans une large mesure aux normes et aux valeurs de l’environnement non-juif qui l’entourait, un type encore rare en Europe de l’Est à l’époque.
En effet Léon Pinsker soutenait l’idée d’assimilation. Il avait eu la chance d’être l’un des rares Juifs à pouvoir étudier le droit à Odessa et la médecine à Moscou, et pour lui, la russification des Juifs de l’empire était l’avenir. Il avait d’ailleurs été l’un des fondateurs de la branche d’Odessa de la Gesellschaft zur Verbreitung der Aufklärung unter den Juden, l’Association pour la promotion de l’éducation des Juifs, qui cherchait à promouvoir l’éducation des Juifs dans la langue et l’âme russes selon le modèle occidental.
Il écrivait dans la revue Rasswet (L’aube) qui soutenait l’égalité civile et luttait contre les attaques antisémites, tout en promouvant une meilleure compréhension du judaïsme parmi les lecteurs russes…
Et soudain, ce pamphlet Auto-émancipation, avertissement d’un Juif russe à ses frères révèle un revirement complet de ses convictions !
La courte introduction montre clairement que Pinsker, encore sous l’effet des pogroms, ne se soucie plus de trouver un moyen de traiter les symptômes, mais s’intéresse plutôt à la recherche d’une solution radicale à la soi-disant question juive.
Les Juifs d’Occident, déclare-t-il,ont de nouveau appris à souffrir du hep ! hep ! (2), comme leurs pères autrefois. L’éruption d’indignation enflammée face à la honte à laquelle ils ont été soumis s’est transformée en une pluie de cendres, recouvrant peu à peu le sol brûlant. Fermez les yeux et cachez votre tête comme une autruche – il n’y aura pas de paix durable à moins que, dans de prochains intervalles de calme, vous n’appliquiez un remède plus radical que ces palliatifs vers lesquels notre peuple malheureux s’est tourné depuis des siècles.
Alors qu’il a cru fermement à l’assimilation, il explique alors qu’elle est impossible et que c’est une totale utopie de penser que progrès, culture et cosmopolitisme leur permettront d’être acceptés.
Le peuple juif, écrit Pinsker, n’a pas sa propre patrie, bien qu’il y ait plusieurs patries. Il n’a pas de centre, ni de foyer, ni de gouvernement propre ou de représentation officielle. Il est présent partout, mais nulle part chez lui. Les nations ne sont jamais confrontées à une nation juive, mais seulement à des Juifs.
Il est persuadé que même dans les pays d’Europe occidentale où les Juifs étaient déjà émancipés, leurs concitoyens n’oublieront jamais qu’ils sont Juifs.
« Les Juifs peuvent être égaux devant la loi, ou le devenir dans un avenir prévisible, mais ils ne seront pas socialement émancipés et reconnus comme égaux. »
Pour lui, les Juifs ne seront reconnus comme égaux qu’après que leur indépendance nationale retrouvée aura conduit le monde à une nouvelle conscience, celle que les Juifs sont une nation comme toutes les autres nations…
Le monde, explique Pinsker dans son pamphlet, voit dans le peuple juif la figure sinistre d’un mort errant parmi les vivants. Cette apparition fantomatique d’un cadavre errant, d’un peuple sans unité et sans structure, sans terre ni autres attaches, qui ne vit plus, mais qui pourtant marche parmi les vivants, cette figure bizarre, pratiquement la seule de son genre dans l’Histoire, sans modèle et sans copie, ne peut que générer une impression singulière, étrange dans l’imaginaire des nations.
Il va jusqu’à dire que l’antisémitisme serait une psychose héréditaire. Il ne faut pas prendre cette expression au pied de la lettre. Pinsker ne peut pas parler d’hérédité au sens génétique (la science génétique est alors inexistante), mais plutôt de certaines caractéristiques, habitudes et perceptions qui se transmettent sans réflexion d’une génération à l’autre dans la famille, dans ce qui est enseigné à l’école, mais aussi à travers les connotations des mots, des sagas, des mythes et tout ce qui s’apparente à cela dans la tradition.
C’est en fait ce qu’écrira, il y a une vingtaine d’années, l’historien Georges Bensoussan sur la transmission de l’antisémitisme dans le monde arabo-musulman (3), ce qui lui vaudra un épouvantable procès qu’il gagnera, mais qui lui vaudra aussi une mise à l’écart du monde intellectuel français (4).
Quelle est donc la solution pour Pinsker ?
« Pour assurer l’avenir universellement menacé du peuple juif, il n’y a qu’une seule solution : l’auto-émancipation et l’entraide. Aidez-vous, lance Pinsker en défiant les Juifs, et Dieu vous aidera ! »
Mais comment ?
Il faut se souvenir qu’a ce moment-là, Pinsker n’est plus un assimilationniste, mais il est encore un territorialiste (5) qui cherche principalement un refuge sûr pour les Juifs persécutés. Il ne s’intéresse pas au retour promis à Sion, c’est-à-dire à l’installation des Juifs en Eretz Israël :
« Le but de nos efforts actuels ne doit pas être la Terre Sainte, mais notre propre terre. Cependant, il n’exclut pas complètement la possibilité que ce soit la vieille patrie…Si cela devait arriver, ce serait d’autant mieux. »
À ce moment-là, juste après les pogroms et le début de ce qu’on appelle le pogrom froid (6), il veut simplement trouver un territoire qui pourrait fournir un asile sûr, incontesté et productif aux Juifs qui devaient quitter leurs foyers.
La seule condition que Pinsker attache à sa proposition est que le territoire choisi, où qu’il soit, soit unifié et relié géographiquement et qu’un Conseil de dignitaires juifs se charge de le choisir et de l’acheter à une des grandes puissances au Moyen-Orient.
Ce pamphlet écrit en allemand et publié en Allemagne par peur de la censure russe ne reçut pas un très bon accueil dans les communautés juives allemandes ou autres en Europe occidentale : les Juifs, nouvellement émancipés, étaient sûrs de leur futur bonheur dans les pays où ils vivaient et dont ils avaient été faits citoyens peu de temps auparavant. C’était à prévoir.
En Russie, l’accueil fut bien meilleur : la situation des Juifs y était catastrophique et aucune émancipation ne se profilait à l’horizon (elle attendra 1917).
Des écrivains éminents comme Yehuda Levanda, Yehudah Leib Levin et Yehudah Leib Gordon, qui en réaction aux pogroms avaient rejoint le mouvement sioniste des Hovevei Zion (7), exprimèrent pourtant leur accord et célébrèrent Pinsker et ses écrits dans de nombreuses lettres, articles et poèmes. Ils finirent par le convaincre d’adhérer au sionisme.
C’est ainsi que Léon Pinsker, après avoir cherché la liberté des Juifs dans l’assimilation puis dans le territorialisme devint le chef de file de l’organisation Les Amants de Sion (Hoveivei Tsion) dont il fonda en 1883 une branche à Odessa qui fut nommée Zerubavel (8).
En 1885, une conférence réunit dans la ville de Katowice, des membres des Amants de Sion de différentes régions de Russie, de Roumanie, d’Allemagne, d’Angleterre et de France. Pinsker lança aux délégués :
« Prenons aujourd’hui la charrue et la bêche au lieu du mètre ruban et de la balance et redevenons ce que nous étions avant de tomber dans le discrédit des autres nations…Le retour des Juifs à la terre ne peut avoir lieu qu’en Palestine et non dans les autres pays de la Diaspora… Retournons à notre vieille mère, notre terre, que nous attendons avec grand désir. Pour sortir du discrédit des autres nations, il est nécessaire de faire avancer la colonisation du Pays. »
Cependant, les délégués allemands effrayés par les mots de nationalité et nation les gommèrent dans la version allemande du procès-verbal de la conférence ainsi que tous les commentaires concernant la renaissance nationale.
Les choses allaient être différentes trois ans plus tard. Lors d’une conférence à Druskininkai, du 28 au 30 juin 1887, Leon Pinsker et son ami Moshe Leib Lilienblum donnèrent le ton et prônèrent non seulement un retour à une conception du judaïsme comme nationalité, mais également la fondation de colonies agricoles en Eretz Israel.
Cette fois, Pinsker et Lilienblum reçurent plus de soutien que trois ans plus tôt lors de la conférence de Katowice. Ils avaient désormais de nombreux rabbins dans leur rang comme Samuel Mohilever et Mordechai Eliasberg et de jeunes délégués comme Menachem Ussischkin et Meir Dizengoff, qui allaient bien sûr tous deux jouer un rôle important dans le développement ultérieur du sionisme (9).
Les premiers pionniers qui se rendirent en Eretz Israel étaient des étudiants de l’Université de Krakov. Utilisant les premières lettres des mots de leur devise biblique Maison de Jacob, allons, marchons, tirée du prophète Isaïe, 2:5, ils formèrent l’acronyme B.I.L.U. et fondèrent la première implantation agricole moderne, Rishon le-Zion* (la première à Sion) le 30 juin 1882 ainsi que Ness Tsiona (10), Gedera…

(Sur la charte du BILU est écrite en caractères gras la phrase tirée du prophète Isaïe)
Aujourd’hui, Rishon leTsion est la quatrième ville d’Israël…
Et ce fut le début du nouveau Yishouv (11).

Le musée BILU à Gedera
Lorsque Leon Pinsker mourut le 21 décembre 1891, six ans avant le premier congrès sioniste, peu de Juifs en fin de compte avaient accepté sa thèse, mais en quelques années, ces quelques personnes allaient former le noyau du mouvement sioniste.
Pinsker citait volontiers cette maxime de Hillel, l’un des Sages de la Mishna :
אם אני לא לי מי לי? ואם לא עכשיו אז מתי
Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Et si ce n’est pas maintenant, alors quand ?
De nos jours, nous voyons bien que patrie ou pas, l’antisémitisme renaît toujours de ses cendres. Il s’habille d’habits neufs (12) et poursuit non seulement les Juifs dans le monde mais aussi l’État d’Israël. Malgré tout, nous avons un pays qui nous défend et que nous devons défendre. J’ai entendu dernièrement des réservistes reprendre les paroles d’Hillel et rajouter :
Et malheur à nos fils après nous, si nous ne saisissons pas cette occasion de lutter pour notre liberté.
Notes
1- La Haskala : https://fr.wikipedia.org/wiki/Haskala
2- Les émeutes Hep Hep : https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2024/12/24/hanouka-2024-%d7 %99 %d7 %94 %d7 %95 %d7 %93 %d7 %94-%d7 %9c%d7 %a2 %d7 %95 %d7 %9c%d7 %9d-%d7 %aa%d7 %a9 %d7 %91/
3- Georges Bensoussan: https://shs.cairn.info/revue-cites-2017-2-page-161?lang=fr
4- https://www.youtube.com/watch?v=Vk9pHbiDutk
5- Le mouvement territorialiste juif concernait essentiellement les Juifs de l’empire russe. Il fut dissous en 1925 par les Bolcheviks. L’objectif de l’organisation territorialiste juive, était de constituer une société juive autonome sur un territoire vacant, donc pas nécessairement en Palestine.
6- Le pogrom froid ou les lois de mai : https://fr.wikipedia.org/wiki/Lois_de_mai_(Russie)
7- Hoveivei Tsion ou Amants de Sion : https://fr.wikipedia.org/wiki/Amants_de_Sion
8- Zeroubavel : Selon le livre d’Ezra (Esdras) lorsque Cyrus de Perse rend la liberté aux Juifs, Zorobabel se met à la tête des ceux qui rentreront en Judée. Il est petit-fils du roi de Yehouda, Yehoakhin et devint alors le gouverneur de la province perse de Judée. Il joue aussi un rôle déterminant dans la construction du deuxième Temple de Jérusalem.
9- Mena’hem Ussishkin et Meir Dizengoff : https://fr.wikipedia.org/wiki/Menahem_Ussishkin et https://fr.wikipedia.org/wiki/Me%C3 %Afr_Dizengoff
10- Rishon leTsion et Ness Tsiona : https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/01/27/ne-vous-inquietez-pas/ et https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2013/04/26/ness-tsiona/
11- Les pionniers du BILOU, le nouveau Yishouv : https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2014/04/04/de-lancien-au-nouveau-yishouv/
12- Les habits neufs de l’antisémitisme, autonomie d’une angoisse, Jean-Pierre Allali