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Une histoire de l’accusation de génocide contre Israël. Partie II : De Beyrouth à Columbia

Contributions

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Daniel Szeftel (K.LaRevue)

Daniel Szeftel poursuit son enquête sur les origines des accusations de génocide contre l’Etat juif. Ce discours s’ancre dans le nationalisme arabe des années trente décrit dans la première partie de ce texte, nationalisme fortement influencé par les extrême-droites européennes et américaines. Compromis dans la collaboration avec le nazisme, les nationalistes arabes reformuleront leurs discours après guerre pour déligitimer Israël auprès de l’opinion internationale. Bien que toujours antisémite et suprématiste, leur idéologie procède dès lors d’un retournement, opéré sous le nom de settler colonialism : l’occultation chez soi et la projection sur Israël d’une volonté éliminationniste.

La défaite des nazis laisse le mouvement nationaliste arabe complètement désarmé et délégitimé. Des idéologues passeurs comme Constantin Zureik et Fayez Sayegh, dont on a vu dans la première partie de ce texte leur collaboration intellectuelle et politique avec le nazisme vont, au sein d’un mouvement intellectuel plus vaste qui accompagne les indépendances des pays arabes, s’attacher à en modifier la doctrine pour la rendre à nouveau acceptable. Rappelons que leur particularité commune est d’avoir été formés à l’Université américaine de Beyrouth et dans les universités américaines, qu’ils sont à la fois ancrés dans le monde académique américain, dans le débat théorique interne au monde arabe, mais également dans la sphère diplomatique et dans les institutions internationales. Rappelons aussi que ce sont des Libanais chrétiens ayant noué des liens étroits avec certains courants du protestantisme américain. Zureik et Sayegh vont transformer la doctrine du nationalisme arabe des années 30 – compromise avec le nazisme – en un discours plus susceptible de convaincre l’opinion occidentale, progressivement perçue comme décisive pour l’avenir du nationalisme arabe. On touche ici à l’émergence d’un discours idéologique sur le settler colonialism[1], dont cet article s’est justement proposé de retracer la formulation progressive et la circulation.

Cette adaptation idéologique est le fruit de plusieurs euphémisations et inversions accusatoires, que nous allons tenter d’analyser à partir de l’ouvrage de Zureik La Signification de la catastrophe[2], paru en 1948. C’est le premier livre où le mot Nakba est utilisé (dans cet ouvrage, la catastrophe n’est pas, comme dans l’acception contemporaine, l’expulsion des Palestiniens de leur terre, mentionnée une seule fois, mais la « défaite des Arabes en Palestine », unis contre le jeune État d’Israël). On s’intéressera également au livre de Fayez Sayegh, Unité arabe, datant de 1958[3], et à deux conférences qu’il a données dans un contexte de dialogue interreligieux en 1946[4]. Cette élaboration idéologique préliminaire débouchera finalement sur le livre décisif de Fayez Sayegh : Le colonialisme sioniste en Palestine, paru en 1965[5].

Un discours qui se cherche : évidement de la référence nazie et maintien de l’antisémitisme
Pour délégitimer Israël, Zureik continue dans un premier temps à en appeler au vieil antisémitisme chrétien, celui de la théologie de la substitution et de la primauté chrétienne sur la Terre sainte : « Les Juifs sionistes affirment que la Palestine est leur terre, que Dieu la leur a promise et que les prophètes ont annoncé leur retour certain sur cette terre. Certains chrétiens se sont laissés séduire par ces affirmations au vu de certaines prophéties qui figurent dans quelques livres de la Bible. Mais ces chrétiens oublient que les Juifs ont refusé le message chrétien dans son intégralité et qu’en se rendant à cette revendication juive, ils abandonnent le berceau de leur religion à un groupe qui l’a refusée et l’a combattue au cours des siècles »[6]. De même, l’antisémitisme de Sayegh s’appuie sur l’idée d’une primauté chrétienne sur la Terre sainte. S’adressant à une audience protestante américaine en 1946, il pointe leur responsabilité dans la fondation possible de l’État d’Israël et ce qui apparaît pour lui comme la conséquence principale de cette fondation : « Israël et les immigrés juifs qui s’y déversent maintenant ont fait souche sur la terre du Christ »[7].

La persistance de racines chrétiennes dans l’antisémitisme de ces deux théoriciens tient probablement à leurs années de formation au sein des institutions des missionnaires américains. L’antisémitisme que ces derniers véhiculaient encore dans les années 20 irrigue en effet directement l’essentiel des arguments antijuifs et antisionistes mobilisés par Zureik et Sayegh. L’article « Le sionisme et le problème juif » du missionnaire John Punnett Peters, paru en 1921 dans la prestigieuse Sewanee Review, émanation des épiscopaliens du Sud, en est une parfaite illustration[8]. Peters commence par une référence approbatrice aux Protocoles des Sages de Sion. Il s’attaque ensuite aussi bien au mouvement sioniste qu’au peuple juif, censé être coupable depuis « la conquête de Canaan ». Selon lui, comme chez Saadeh, Zureik et Sayegh, les juifs constituent une « masse inassimilable » et une « menace politique et économique », où qu’ils vivent. Comme nos idéologues du nationalisme arabe, Peters condamne aussi la supposée tendance des juifs à se croire « une race choisie par Dieu », à s’appuyer sur une « loi d’exclusivité » et à faire montre d’une « fierté raciale » redoublée d’une « intolérance religieuse ». On retrouve un argument très proche chez Sayegh : « la vision juive du monde est un héritage d’humiliation, de vengeance et de fossilisation culturelle du type le plus primitif »[9]. Plus encore, Peters s’oppose à ce qu’il voit comme une « invasion juive » et prône l’alliance entre les chrétiens et les musulmans pour lutter contre l’afflux de tant d’immigrants « parasites » d’Europe de l’Est au Moyen-Orient.

Cet antisémitisme chrétien se redouble dans le discours de ces deux théoriciens par un imaginaire complotiste beaucoup plus moderne popularisé par l’idéologie nazie et les Protocoles des Sages de Sion. Zureik fantasme ainsi dans son livre un pouvoir mondial des juifs sur les gouvernements et les médias, seule explication possible à la défaite arabe : « Le pouvoir, c’est le pouvoir mondial des Juifs, sur le plan politique, financier et culturel. Ces dernières années, ce pouvoir s’est concentré aux États-Unis. Celui qui n’a pas séjourné dans ce pays et n’en a pas étudié les conditions ne peut vraiment pas se rendre compte de l’étendue de ce pouvoir ni en visualiser l’effroyable danger. De nombreuses industries et institutions financières américaines sont entre les mains des Juifs, sans parler de la presse, de la radio, du cinéma et d’autres moyens de propagande »[10]. Ou encore : « les intérêts américains et soviétiques, coïncidant avec d’autres intérêts impérialistes et avec la puissance mondiale des Juifs, ont conduit à la décision de partage et au sacrifice du droit et des principes »[11]. Et enfin : « le sionisme est un réseau mondial qui domine les pays les plus influents du Monde »[12]. Sayegh reprendra également la thématique du combat entre l’humanité et les juifs – qu’avait développée son ancien chef Antoun Saadeh dans un discours de 1946 – puisqu’il dénonce devant la conférence christiano-musulmane à Aley le sionisme et le judaïsme comme « un danger pour la Civilisation et l’Esprit »[13]. Dix ans plus tard, dans Unité arabe, Sayegh partage encore la vision d’un réseau sioniste omnipotent mettant en échec les projets d’unification arabe : il attribue la création de l’État d’Israël à l’influence occulte d’une « Internationale Sioniste mobilisant des forces gigantesques »[14]. Cette vision ajoutant au pouvoir absolu des juifs leur supposé combat à mort contre le reste de l’humanité peut être directement reliée aux théories de Saadeh, mentor de Sayegh pendant la guerre (voir partie I) et à la propagande nazie.

Malgré son passé philonazi très récent, Zureik consent à reconnaître la souffrance des juifs pendant la guerre (sans évidemment mentionner la part que certains courants du nationalisme arabe y ont jouée) : il évoque ainsi la « persécution subie par les Juifs à travers les âges et particulièrement sous le joug nazi et durant la Seconde Guerre mondiale »[15]. Mais c’est pour immédiatement leur en attribuer une part de responsabilité : « admettons pour le plaisir de la discussion que les Juifs n’aient rien à voir avec les persécutions dont ils sont victimes »)[16]. Surtout, Zureik, dans une inversion accusatoire promise à un avenir fécond, en vient à comparer le judaïsme et le sionisme au nazisme : « comment accepter l’idée qu’un peuple soit le peuple spécial de Dieu, qu’il y ait une alliance entre Dieu et lui, ou que Dieu l’ait choisi pour une relation ou une distinction particulière. L’idée d’un « peuple élu » est plus proche de celle du nazisme que de toute autre idée, et (en fin de compte) elle tombera et s’effondrera tout comme le nazisme »[17]. Il va plus loin encore : « Malgré les milliers de personnes déplacées qu’ils ont vues et les nouvelles de destruction, de tuerie, de mutilation et d’autres choses horribles qu’ils ont entendues, ils n’ont pas perçu la véritable ampleur du sionisme, sa force mondiale, son objectif de conquête et d’anéantissement, et la cruauté dont il fait preuve dans la réalisation de cet objectif. Ils n’ont pas perçu l’intensité de l’aspiration cachée dans la poitrine des Juifs, aspiration qui n’a cessé de croître au cours des âges, à fonder leur propre État en Palestine, ni la mesure dans laquelle la fleur de leur jeunesse a été saturée, ces dernières années, de nazisme et d’autres « ismes » qui encouragent la domination et la conquête »[18]. Cet argument devient immédiatement populaire dans le discours politique du nationalisme arabe : Nasser n’hésite pas ainsi, dès 1962, à parler de « sionisme nazi »[19].

Chez Sayegh aussi, on observe l’euphémisation de l’influence du nazisme sur le nationalisme arabe. Elle est réduite à la mention « d’une propagande nazie exploitant le ressentiment arabe et les sentiments anti-français et anti-anglais »[20]. Dans la conférence de 1946 à l’École de Relations internationales de Philadelphie, Sayegh assimile lui aussi le sionisme au nazisme, dans une référence directe à l’idéologie hitlérienne puisqu’il va jusqu’à dénoncer la création d’une « race supérieure (master race) nouvellement découverte aux dépens de centaines de milliers d’Arabes sans abri et sans ressources »[21]. En complément, aussi bien Zureik que Sayegh font du remplacement des Arabes de Palestine par les juifs le cœur de l’idéologie sioniste : Sayegh écrit que « le résultat de la Déclaration Balfour, à savoir le déplacement des Arabes, leur remplacement par des sionistes et la création d’un État sioniste en Palestine a été immédiatement vu par les Arabes comme l’objectif ultime du mouvement sioniste »[22], tandis que Zureik considère que « le but de l’impérialisme sioniste est de remplacer un pays par un autre et d’éliminer un peuple pour qu’un autre puisse prendre sa place »[23].

Jusque dans les années 60, on observe donc chez Zureik et Sayegh une cohabitation des plus remarquable : les arguments théologiques chrétiens issus de l’évangélisme américain qui contestent toute continuité spirituelle du peuple juif lui permettant de se revendiquer d’une légitimité religieuse à résider en Terre sainte coexistent avec la vision héritée du nazisme d’un complot juif mondial visant à dominer le monde et avec les premières tentatives de nazification d’Israël, véhiculant l’idée implicite que l’essence du sionisme est génocidaire et qu’il vise au remplacement des populations arabes par une population juive.

Une première reformulation du nationalisme arabe des années 30 : l’insistance sur l’illégitimité de la présence juive en Israël
L’illégitimité théologique de la présence juive en Palestine, issue de l’antisémitisme chrétien, va progressivement laisser la place chez Zureik à de nouveaux arguments, voués à une certaine postérité, pour contester le projet sioniste : c’est désormais tout lien ethnique, historique, ou culturel entre les juifs émigrés formant le Yishouv et le peuple hébraïque biblique, un temps souverain sur le territoire d’Israël/Palestine, qu’il s’agit de nier. Cette argumentation se déploie en deux temps. C’est d’abord l’affirmation que la souveraineté juive sur cette terre a été de courte durée et est elle-même issue d’une colonisation :

« Les sionistes affirment que la Palestine est le foyer national des Juifs parce qu’ils l’ont habitée pendant de nombreuses générations dans le passé, qu’ils en ont été chassés et qu’ils ont maintenant le droit d’y revenir. Le fait est que les Juifs ont infiltré la Palestine dans l’Antiquité comme d’autres tribus sémites ont infiltré les pays du Croissant fertile, mais ils n’y ont établi un royaume unifié qu’à l’époque de David et Salomon (1017-937 av. J.-C.), et ce royaume n’a duré qu’une période limitée. »[24]

Ensuite, et plus profondément, on trouve chez Zureik l’idée que les juifs ashkénazes qui s’installent alors en Israël n’ont aucun lien ethnique avec le peuple hébreu biblique, étant majoritairement d’origine européenne et issus d’un peuple converti au judaïsme, les Khazars :

« En outre, les Juifs sionistes qui immigrent actuellement en Palestine n’ont absolument aucun rapport avec les peuples sémites. En fait, ils sont issus d’une autre souche, complètement différente de la souche sémitique. Les historiens affirment que la grande majorité des Juifs d’Europe de l’Est – et ce sont eux qui affluent aujourd’hui en Palestine – tirent leurs origines des tribus khazars qui ont embrassé le judaïsme au huitième siècle chrétien et qui se sont ensuite répandues dans toute l’Europe centrale et orientale. Leur seul lien avec les Juifs qui se sont installés en Palestine dans l’Antiquité est donc la religion, qui n’est pas une base valable pour construire un nationalisme ou fonder un État. »[25]

Cet argument a été popularisé par les lobbyistes qui s’activaient en Angleterre et aux États-Unis pour essayer d’empêcher la création de l’État d’Israël[26]. Il est issu d’assez anciens travaux historiques, aujourd’hui fortement contestés par l’état de la recherche, comme l’ont montré les réactions très critiques d’historiens professionnels[27] à la sortie du livre Comment le peuple juif fut inventé du « nouvel historien » israélien Shlomo Sand[28].

Zureik va encore plus loin en faisant des Palestiniens les descendants des peuples originels finalement arabisés : « D’autre part, les Arabes de Palestine représentent non seulement les tribus qui ont émigré de la péninsule [arabe] au VIIe siècle – ces tribus étaient en fait peu nombreuses – mais tous les habitants, sémites et autres (Philistins, Cananéens, Amorites, Araméens, etc.) qui sont venus en Palestine les uns après les autres depuis l’aube de l’histoire et qui ont été arabisés au VIIe siècle et par la suite. Ils sont donc les premiers habitants du pays, et le séjour des Juifs dans leur pays n’a été que transitoire et temporaire par rapport à la longue histoire du pays »[29].

De son côté, si Sayegh vante le « melting pot » proche-oriental à partir des « peuples autochtones, des migrants du Nord et de l’Est, des résidus des conquêtes impériales ou des invasions sémitiques », c’est surtout parce que ces composantes disparaissent finalement dans un « processus d’arabisation ». Ce processus est décrit comme une homogénéisation linguistique, culturelle et même raciale à partir d’une citation du premier historien du nationalisme arabe George Antonius : « le processus d’arabisation [tient] à trois résultats durables : l’arabe comme langue nationale, l’introduction de manières et de modes de pensée arabes, et l’implantation d’un stock arabe appréciable dans le sol racial »[30]. Sous couvert de défense du mélange et de condamnation du racisme, se dessine donc sous la plume de Sayegh la continuation de la conception essentialiste et excluante de la nation déjà rencontrée chez Saadeh pour le cas syrien.

En somme, chez Zureik comme chez Sayegh, un premier évidement du discours nationaliste arabe développé pendant la guerre a lieu dans les années 40 et 50 : l’assentiment au fascisme et au nazisme disparaît évidemment. Mais cette euphémisation ne va pas sans une inversion accusatoire : c’est désormais Israël qui est accusé de nazisme et de racisme. Ce retournement n’empêche cependant pas la persistance d’un antisémitisme complotiste et éliminationniste, ainsi qu’une conception quasiment raciale du peuple arabe. Si Zureik et Sayegh ne parlent alors pas encore de colonialisme pour évoquer le sionisme, toute l’infrastructure discursive est déjà prête, de manière sous-jacente : les sionistes sont des envahisseurs occidentaux (ou au moins exogènes et racistes) d’une terre détenue depuis des millénaires par les Arabes de Palestine, descendants des peuples autochtones de la région, y compris des anciens Hébreux. S’ensuit chez Zureik une rhétorique qui désigne les Arabes de Palestine en mêlant la Terre, le Sang et l’Honneur (« S’il en est ainsi pour l’agresseur, qu’en est-il pour la victime de l’agression qui défend sa terre, son sang et son honneur ? » ou encore « la terre qui a été teinte en rouge par leur sang, et au sol de laquelle s’est mêlée la sueur de leur front »). Cette tonalité est curieusement réminiscente à la fois de l’idéologie raciale allemande Blut and Boden et du Mythe du XXème siècle de l’idéologue nazi Rosenberg. Chez Sayegh, à la suite de l’historien Philip Hitti, qu’il cite, on retrouve une vision de la Nation arabe comme Peuple éternel : la Nation arabe est seule destinée à « perdurer là où les autres peuples du Croissant fertile ne sont plus »[31]. Dans les deux cas, le moins que l’on puisse dire est que ces conceptions du nationalisme arabe laissent peu de place pour une présence juive en Palestine.

Une seconde étape de la reformulation : l’inscription dans une rhétorique anticoloniale

La stratégie d’inversion accusatoire et d’euphémisation aboutit avec le livre décisif de Fayez Sayegh de 1965, Le colonialisme sioniste en Palestine. Celui-ci est avant tout destiné à un public occidental. Il a d’ailleurs été immédiatement traduit en anglais et en français et constitue la première publication du Centre de recherches de l’OLP que dirige Sayegh. Le discours tenu se voit profondément reconfiguré. Celui-ci ne comprend plus aucune mention positive du nazisme. Les subtilités argumentatives visant à fonder le caractère suprémaciste de la Nation arabe disparaissent apparemment, avec la dimension racialiste associée. Les clichés antisémites relevant de l’antijudaïsme chrétien et du complotisme prêtant un pouvoir occulte aux juifs du monde entier sont aussi écartés, de même que la vision d’un combat entre les juifs et l’humanité.

L’avantage de la perspective « coloniale », c’est qu’elle dispense de s’appuyer sur les théories bancales autour de l’origine khazare des migrants juifs en Palestine, puisqu’il suffit d’associer le sionisme à l’impérialisme européen puis américain pour en faire un colonialisme européen : « Si la Société des Nations a été l’instrument choisi pour conférer au partenariat anglo-sioniste un semblant de respectabilité internationale, les Nations unies ont été choisies dans un but similaire par l’entente américano-sioniste. La Grande-Bretagne avait persuadé une Ligue à prédominance européenne d’approuver un programme de colonisation sioniste européenne en Palestine : les États-Unis ont pris la tête d’une majorité américano-européenne pour passer outre l’opposition d’une minorité afro-asiatique à l’Assemblée générale et pour approuver la création d’un État colonial sioniste dans le pont afro-asiatique, la terre arabe de Palestine »[32]. Cet argumentaire ne tient pourtant qu’au prix d’une double inversion : tout d’abord dénier toute dimension anticoloniale à l’État d’Israël, pourtant issu (comme d’ailleurs les indépendances arabes) du démembrement de l’Empire anglais ; en second lieu, faire des Anglais les alliés irréductibles du mouvement sioniste. Sayegh aurait été en peine de proférer pareille contre-vérité historique à la fin des années 40, après le Livre blanc restreignant l’immigration juive en Palestine, après l’aide des Anglais aux armées arabes pendant la guerre de 1948 et l’abstention de la Grande-Bretagne lors du vote à l’ONU sur la partition de la Palestine et la création de l’État d’Israël.

Plus besoin non plus de fondations complexes et trop ouvertement racistes de la Nation arabe, quand, pour la première fois, l’évocation de l’indigénat du peuple palestinien et les références implicites à l’apartheid sud-africain sont mobilisées : « Les Arabes de Palestine qui continuent à vivre dans l’État colonisateur sioniste depuis 1948 ont leurs propres « bantoustans », leurs « réserves indigènes », leurs « ghettos » »[33], ou ailleurs « lorsqu’un juif, en vertu de la loi sur la nationalité, peut prétendre à la citoyenneté dès son arrivée, les Arabes indigènes de l’État colonisateur sioniste sont soumis à un système d’éligibilité qualifiée »[34]. Cet évidement supplémentaire ne doit pas masquer la profonde continuité avec l’argumentation raciale précédente : si, malgré les constats historiques de multiples migrations et invasions du Croissant fertile, le peuple palestinien est considéré comme « premier », c’est pour lui conférer la même sorte de pureté raciale que dans les développements de son mentor Antoun Saadeh (voir la première partie) sur le peuple syrien, mais sous une forme toutefois acceptable par l’opinion internationale. La caractérisation du sionisme comme un « corps étranger dans la région »[35] montre que, dans les propos de Sayegh, l’assimilation du judaïsme à cette « maladie mentale » qui minait la Syrie chez Saadeh n’est jamais très loin.

Destinée à un public occidental, la parution de Le colonialisme sioniste en Palestine cohabite sans difficulté avec un antisémitisme éliminationniste massivement présent dans les journaux officiels arabes, qui regrettent par exemple à l’occasion du procès Eichmann que celui-ci « n’ait pas fini son travail »[36]. Sayegh n’est d’ailleurs pas le seul à reformuler le discours nationaliste arabe le plus radical en discours anticolonial pour le rendre plus audible par l’opinion publique mondiale : Johann Von Leers, propagandiste nazi qui s’était mis à cette époque au service de Nasser, le dirigeant de l’Égypte, utilise aussi cette nouvelle rhétorique. Souhaitant publier en Allemagne les essais du Mufti de Jérusalem appelés La vérité sur la Palestine en arabe, il choisira le titre La lutte mondiale contre l’impérialisme et le colonialisme afin de séduire la gauche allemande[37].

Une reformulation qui aboutit à la théorie du settler colonialism
Après avoir mis face à face des colons juifs européens et des Palestiniens indigènes, il ne reste à Sayegh qu’à caractériser le type de colonialisme qui selon lui se déploierait en Palestine. Même si elle est destinée à séduire un public occidental, en particulier de gauche, sa définition est sensiblement différente de l’acception marxiste ou léniniste du terme, qui le reliait à l’impérialisme et à l’exploitation capitaliste des peuples colonisés. Sayegh le reconnaît volontiers : « Les autres colons européens qui s’étaient rendus dans d’autres régions d’Afrique et d’Asie étaient animés par des motifs économiques ou politico-impérialistes. Les colons sionistes, quant à eux, n’étaient animés par aucune de ces deux impulsions »[38].

Aussi Sayegh définit le colonialisme de manière nouvelle, faisant apparaître sur la scène conceptuelle et politique ce qu’il appelle le settler colonialism[39]. Issue des reformulations idéologiques successives du nationalisme arabe des années 30, cette version idéologique du settler colonialism est appelée à devenir l’un des piliers de l’antisionisme contemporain. Le livre, paru en 1965, n’est pas lié à la situation d’occupation créée par la guerre des Six Jours. Il s’attaque à la légitimité même de l’existence d’Israël. Chez Sayegh, le settler colonialism suppose que le cœur du projet national israélien soit l’ « éviction » voire l’ « élimination » des Arabes de Palestine. Cette définition va bien au-delà des acceptions émergentes à l’époque du concept de settler colonialism, qui visent à analyser les effets de la construction de nouvelles nations par de nouveaux arrivants sur un territoire colonial[40]. L’utilisation idéologique du concept de settler colonialism par Sayegh permet d’incorporer dans le discours du nationalisme arabe toutes les inversions accusatoires précédemment évoquées. Ce ne sont plus les nationalistes arabes qui font preuve d’un antisémitisme éliminationniste proche de celui des nazis, ce sont les sionistes qui viseraient, comme les nazis, à éliminer les Arabes : « Le concept sioniste de la ‘solution finale’ au ‘problème arabe’ et le concept nazi de la ‘solution finale’ au ‘problème juif’ consistent essentiellement en un même ingrédient de base : l’élimination de l’élément humain indésirable en question […] Derrière la différence de techniques se cache une identité d’objectifs ». Ce ne sont plus les nationalistes arabes qui font preuve de racisme, ce sont les sionistes : « Le racisme n’est pas un trait acquis de l’État sioniste. Ce n’est pas non plus une caractéristique accidentelle et passagère de la scène israélienne. Il est congénital, essentiel et permanent. Il est en effet inhérent à l’idéologie même du sionisme et à la motivation fondamentale de la colonisation et de la création de l’État sioniste »[41].

Selon Sayegh, ce racisme prendrait trois formes : le sionisme serait un « système raciste animé par des doctrines d’auto-ségrégation raciale, d’exclusivité raciale et de suprématie raciale »[42]. Cette description semble directement issue des jugements déjà évoqués des missionnaires protestants américains des années 20 sur le sionisme et le judaïsme (« loi d’exclusivité », « fierté raciale »). La première forme de racisme attribuée au sionisme reprend l’inversion accusatoire déjà observée : ce ne sont pas les juifs qui font l’objet de ségrégation, ce sont eux qui se mettent volontairement à part ou qui suscitent cette détestation. Quant aux deux autres formes, elles sont là encore des retournements de l’antisémitisme suprémaciste et exclusiviste identifié chez Sayegh, Zureik et Saadeh. Ces incriminations débouchent logiquement sur l’accusation d’ « apartheid » : « Les sionistes ont réservé un traitement discriminatoire aux restes du peuple arabe palestinien qui sont restés obstinément dans leur patrie en dépit de tous les efforts déployés pour les déposséder et les expulser, et au mépris du dictat sioniste de l’exclusivité raciale »[43]. Elles conduisent aussi logiquement à l’accusation de nettoyage ethnique avant l’heure : « les sionistes ont exprimé leur suprématie sur les indigènes arabes, d’abord en s’isolant des Arabes en Palestine et, plus tard, en expulsant les Arabes de leur patrie »[44]. Ces incriminations sont fort peu étayées : Sayegh ne fournit pas de statistiques, d’éléments juridiques ou historiques pour les justifier alors même qu’il affirme péremptoirement que la situation en Israël/Palestine est pire qu’en Afrique du Sud ou en Rhodésie : « Nulle part en Asie ou en Afrique – pas même en Afrique du Sud ou en Rhodésie – le suprémacisme racial européen ne s’est exprimé par un zèle aussi passionné pour l’exclusivité raciale totale et l’expulsion physique des populations « indigènes » au-delà des frontières de l’État colonisateur, comme il l’a fait en Palestine, sous la contrainte des doctrines sionistes »[45]. Quant à l’accusation de génocide ou d’une politique systématique d’élimination, évoquée trois fois, elle ne reçoit même pas le début d’une démonstration.

Par une série de reconfigurations d’un discours nationaliste initial marqué au sceau de l’extrême droite, usant des procédés de l’euphémisation et de l’inversion accusatoire, Constantin Zureik et Fayez Sayegh attribuent à Israël comme État supposément colonialiste le racisme suprémaciste, antisémite et exclusiviste de leur propre nationalisme durant l’entre-deux-guerres. Du même coup, ils font oublier la filiation idéologique de leur propre discours, ses affinités de naissance avec les nationalismes radicaux européens et américains, et ses compromissions historiques avec le nazisme. Cette opération intellectuelle se cristallise précisément dans une utilisation très idéologique du concept de settler colonialism, appelée à une postérité remarquable. En supprimant la nécessité d’identifier les mobiles économiques ou impérialistes du colonialisme, cette nouvelle idéologie explique naturellement ce phénomène par le racisme ontologique du colonisateur, et pointe ainsi inévitablement vers l’accusation d’apartheid, de nettoyage ethnique et, ultimement, de génocide. C’est justement en vertu de la cohérence propre, et imperméable au réel, de ce discours idéologique que ces accusations contre Israël s’amalgament les unes aux autres, comme dans les propos déjà évoqués de Francesca Albanese. Elles ne sont pas la conséquence d’un constat factuel soigneusement établi, mais découlent logiquement de la structure de cette idéologie. Celle-ci suppose aussi que la victime du colonisateur soit un peuple indigène supposé pur et premier. Cet essentialisme, héritier d’une vision raciale des peuples et de leurs relations, permet de sortir du paradigme de la guerre entre deux nations pour expliquer le conflit israélo-palestinien et interpréter toute action des Israéliens contre les Palestiniens comme relevant d’une logique de remplacement de la population, in fine génocidaire.

Une diffusion de cette nouvelle idéologie dans les universités, la nouvelle gauche et les organisations internationales 

Comme on l’a vu, Zureik puis Sayegh ne sont pas que des théoriciens, ils sont aussi des diplomates. Entre 1945 et 1948, leur discours vise d’abord à essayer d’empêcher la création de l’État d’Israël, puis à en saper la légitimité après le vote de l’ONU. Dès 1945, la Ligue arabe crée des bureaux arabes de propagande pour lutter contre le projet d’un État juif indépendant en Palestine. L’effort porte principalement sur les États-Unis et sur l’ONU. Il s’appuie sur un réseau d’intellectuels issus de l’Université américaine de Beyrouth et occupant des positions académiques dans les milieux universitaires anglo-saxons. On retrouve logiquement impliqués Constantin Zureik, Fayez Sayegh, mais aussi d’autres intellectuels comme Philippe Hitti, déjà cité, professeur de langues orientales à Princeton ou Charles Malik, docteur en philosophie d’Harvard, fondateur du département de philosophie de l’Université américaine de Beyrouth où il eut notamment pour élève Sayegh. Ce réseau d’anciens élèves de l’Université américaine de Beyrouth est, comme on l’a vu, très fortement lié aux missions protestantes américaines au Proche-Orient. Celles-ci entretiennent d’importants contacts avec les spécialistes du monde arabe dans les universités américaines, ainsi qu’avec les spécialistes du Proche-Orient au sein du Département d’État, tous acquis à la cause antisioniste. 

Cependant, malgré ces appuis et en dépit de sommes considérables investies par la Ligue arabe, cette campagne de propagande fut un échec, essentiellement parce que le contenu de la propagande, tel qu’on a pu le voir dans les textes de Sayegh et Zureik entre 46 et 48, est encore trop empreint d’antisémitisme pour toucher l’opinion publique américaine, durablement marquée par le souvenir des persécutions nazies[46]. Des éléments stratégiques émergent cependant, qui vont forger les succès ultérieurs. Tout d’abord, l’idée très précoce de cibler les universités américaines, en particulier l’Ivy League. Le futur ambassadeur d’Israël à Washington, Eliahu Epstein[47], s’en inquiète dès 1947 et met en garde Jérusalem : « Bien qu’il ne s’agisse pas d’un élément spectaculaire ou très médiatisé, c’est l’un des plus utiles, d’un point de vue à long terme, des efforts de propagande arabe dans ce pays et, en même temps, l’un des plus dangereux pour nos intérêts ». Ensuite la nécessité de travailler dans le cadre des organisations internationales, en particulier l’ONU : « Les chances de succès des Arabes à la session de l’Assemblée générale dépendent beaucoup de l’ampleur de leurs activités de propagande dans les couloirs de (…) l’ONU et de l’exploitation (…) de la création de blocs politiques avec les pays qui s’intéressent à l’amitié des Arabes (…) »[48].

Le revers de 1948, qui amène à la cessation temporaire de l’activité des bureaux arabes, est de courte durée. Dès 1955, la Ligue arabe rouvre plusieurs bureaux aux États-Unis, des Arab Information Centers (AIC), dont le plan de travail est établi par Fayez Sayegh. Celui-ci tient compte de l’échec précédent et conseille d’adapter la communication à l’état d’esprit américain plutôt que chercher à satisfaire l’opinion arabe[49]. C’est conformément à cette stratégie de redéfinition du discours à destination de l’opinion internationale que Le colonialisme sioniste en Palestine est écrit et publié. Après la guerre des Six Jours, cette stratégie finit par porter ses fruits, notamment en direction des activistes du Black Power. Un vade-mecum rédigé par Fayez Sayegh, Do you know ? Twenty Basic Facts about the Palestine Problem, publié également par le Centre de recherches de l’OLP en arabe et en anglais, fut diffusé auprès des activistes de la cause noire par l’Arab Information Center de New York. C’est un court livre de 4 pages reprenant les principales thèses de Le colonialisme sioniste en Palestine.

« Massacre à Gaza. Les sionistes alignent les victimes arabes et leur tirent dans le dos de sang-froid. Ceci est la bande de Gaza, en Palestine, pas Dachau en Allemagne ». Légende de deux photos parus dans le Student Nonviolent Coordinating Committee

Le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), l’un des principaux organismes du mouvement afro-américain dans les années 60, le reprendra quasiment tel que dans sa newsletter parue au moment de la guerre des Six Jours, l’augmentant de photos (dont une comparant des actions de guerre israéliennes à celles des nazis à Dachau) et de références antisémites au pouvoir des Rothschild en Afrique. Par la suite, les Black Panthers inscriront leur soutien à la cause palestinienne dans la lutte contre le colonialisme américain et dans une forme de communauté de destin entre Noirs américains et Palestiniens : « Le Parti n’est pas arrivé à cette position [sur les Palestiniens] après avoir lu [sur le sujet] , mais plutôt en raison de sa propre expérience en Amérique. Les Noirs de Babylone [Amérique] étaient bloqués par des forces que nous ne comprenions pas. Nous avons constaté que certaines personnes aux États-Unis voulaient définir notre lutte à notre place »[50]. Au-delà de ces aspects complotistes, la reprise idéologique par le Black Panther Party de la notion de settler colonialism débouche sur une évolution supplémentaire de cette idéologie : c’est désormais le white settler colonialism[51] qui est évoqué, et il n’est nul besoin d’être ou d’avoir été dans une situation de colonisation objective (à l’instar des Afro-Américains) pour être un colonisé en lutte contre le colonisateur.

Ce succès auprès des activistes afro-américains se diffuse dans la gauche anticoloniale dans son ensemble ainsi que dans nombre de pays du Sud global, notamment l’Afrique du Sud[52]. C’est d’autant plus une victoire idéologique que les militants noirs en faveur des droits civiques aux États-Unis [53], ainsi que les activistes anti-apartheid en Afrique du Sud, étaient jusqu’au milieu des années 60 favorables à l’État d’Israël[54]. Une partie de ce succès tient sans doute à l’efficacité particulière du discours idéologique sur le settler colonialism, à sa capacité à réorganiser de manière binaire les principaux conflits de l’époque.

Ce succès se confirmera au sein des organisations internationales, avec une pénétration forte de ce discours au sein de l’ONU. Là encore, l’architecte principal en est Fayez Sayegh. À la fin de la guerre des Six Jours, le représentant de l’URSS à l’ONU reprend les arguments de Sayegh et compare Israël à l’« Allemagne hitlérienne », dénonçant une supposée politique d’« extermination des populations indigènes ». Au sein de la Ligue arabe, Sayegh sera ensuite la cheville ouvrière de la fameuse résolution 3379 de l’ONU en 1975, qui assimile le sionisme à « une forme de racisme » et le lie au « colonialisme et à l’apartheid ». Du texte de 1965 à la résolution de 1975, la boucle est pour ainsi dire bouclée. Cela ne s’arrête pas là : l’accusation de génocide contre Israël connaîtra une nouvelle flambée lors de la guerre du Liban. L’Assemblée générale de l’ONU vote alors la résolution 37/123[55], qui qualifie les massacres de Sabra et Chatila d’« acte de génocide ». L’Union soviétique affirme que ce qu’« Israël est en train de faire sur le sol libanais est un génocide. Son but est de détruire les Palestiniens en tant que nation », quand le délégué du Nicaragua s’étonne « qu’un peuple qui a tant souffert de la politique nazie d’extermination (…) utilise les mêmes arguments et méthodes fascistes et génocidaires contre d’autres peuples »[56]. Pour la première fois, l’accusation de génocide imputée à l’État hébreu a été explicitement portée sur le terrain du droit international, point d’aboutissement de la circulation d’un discours dont les reconfigurations successives ont inversé le signe politique, de l’extrême droite nationaliste à la gauche anticoloniale, contaminant même le consensus humaniste des organisations internationales. Fayez Sayegh y veillera puisqu’il sera, de 1969 jusqu’à sa mort en 1980, rapporteur du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, organe de l’ONU chargée de surveiller la bonne application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. 

Dans le monde universitaire, cette dérive idéologique, au départ marginale, est devenue progressivement majoritaire. Après une préhistoire dans les années 60 à 80, la théorie du settler colonialism, s’est progressivement structurée en champ d’études, celui des settler colonialism studies[57]autour des travaux des années 90 de Patrick Wolfe portant sur les aborigènes d’Australie. Au départ plutôt influencé par Maxime Rodinson et sa conception circonstanciée et limitée du settler colonialism, Wolfe se ralliera à la vision de Sayegh, critiquant celle de Rodinson pour ne pas avoir identifié la dimension éliminationniste du settler colonialism[58]. Ses articles parus entre 2006 et 2016 sur Israël/Palestine marquent cette évolution : il s’appuie dans les faits sur Fayez Sayegh lui-même, Edward Saïd, qui porte les mêmes arguments, ou sur les travaux de l’Institute for Palestine Studies de Zureik. Dans Traces of history: Elementary structures of race, il cite intensivement les « nouveaux historiens » israéliens Ilan Pappé, Gershon Shafir et même Shlomo Sand dont le travail, dans sa dimension la plus idéologique, a justement consisté à revoir l’histoire du sionisme au regard des accusations de nettoyage ethnique, d’apartheid, de racisme voire de génocide[59]. Chez Patrick Wolfe, on trouve les mêmes comparaisons entre nazisme et sionisme que chez Zureik et Sayegh : il parle d’Herrenfolk[60] à propos des Israéliens, de situation comparable au Ghetto de Varsovie[61] et de « zone goyim-rein »[62]. Un témoignage de cette évolution de Patrick Wolfe et de l’ensemble des settler colonialism studies se trouve dans un numéro spécial de 2012 sur la Palestine[63] de la revue la plus importante de ce champ d’analyse, Settler colonial studies, qui contient un article de Wolfe reprenant la thèse de l’élimination des Palestiniens, un article d’Ilan Pappé et en fin de volume des extraits conséquents du Colonialisme Sioniste en Palestine de Sayegh. Les efforts de ce dernier pour tenter dès 1946 d’imposer ses vues dans le monde académique sont finalement couronnés de succès : l’idéologisation du champ du settler colonialism est achevée.

Dans cette dérive idéologique du discours sur le settler colonialism, la place d’Israël est centrale, comme dernier avatar du colonialisme européen (« Il est très étrange, n’est-ce pas, que la dernière colonie de peuplement européenne établie sur Terre – Israël […] le soit dans une atmosphère anticoloniale »)[64], comme seul corps étranger au sein des pays anciennement colonisés[65] et comme élément le plus visible d’« une soumission du Sud Global par le Nord Global »[66]. Remarquons également que l’élimination (le génocide) par le colonisateur des peuples indigènes y est un trait structurel, puisque selon Patrick Wolfe « l’invasion est une structure, pas un évènement »[67]. Le génocide n’a donc pas besoin d’être démontré. Le caractère essentialiste et raciste de la notion de peuple indigène est repris de manière acritique, sans que ses sous-jacents racialistes ne soient explorés. Tout est donc en place pour que ce discours sur le settler colonialism, épuré de ses origines fascisantes et de son antisémitisme trop direct, devienne une idéologie globale, acceptée dans les milieux académiques, au sein de la gauche mondiale et des institutions internationales. Cette idéologie permet de caractériser tout conflit comme une opposition structurante et radicale, parce qu’ultimement génocidaire, entre Nord et Sud, peuples blancs et peuples de couleur, colonisateurs et indigènes, dominants et dominés. Au sein de la structure, Israël et les juifs occupent toujours une place à la fois décisive et négative. 


Daniel Szeftel

Merci à Julia Christ, Clémentine Fauré-Bellaïche, Valérie Kokoszka, Eve Szeftel, Philippe Zard et Peter Zegers pour leurs remarques avisées et leur aide dans la construction de cet article

Notes

1Comme dans la première partie de ce texte, on utilisera le terme anglais de « settler colonialism » que l’on peut traduire imparfaitement par « colonialisme de peuplement ». Ce choix est lié au fait que son caractère polysémique abrite en anglais à la fois un concept fécond ayant permis de penser une forme spécifique de colonialisme et un outil accusatoire visant d’abord Israël puis l’Occident dont nous nous proposons de retracer ici la genèse.
2Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.45.
3, 49Sayegh, F. A. (1958). Arab unity: Hope and fulfillment.
4Il s’agit d’un discours prononcé à la conférence pour le dialogue islamo-chrétien d’Aley au Liban en 1946, cité dans Beshara, A. (2019). Fayez Sayegh – the party years 1938-1947. Black House Publishing et d’une conférence donnée par Fayez Sayegh à l’École de Relations internationales (Heidelberg Evangelical and Reformed Church) à Philadelphie en 1950.
5Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization.
6, 29Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.61.
7Conférence de Fayez Sayegh à la School of International Relations (Heidelberg Evangelical and Reformed Church) à Philadelphia in 1950.
8Peters, J. P. (1921). Zionism and the Jewish Problem. The Sewanee Review29(3), pp.268-294.
9, 13Beshara, A. (2019). Fayez Sayegh – the party years 1938-1947. Black House Publishing, p.48.
10Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.65.
11Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.71.
12Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.5.
14Sayegh, F. A. (1958). Arab unity: Hope and fulfillment, p.155.
15, 16Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.76.
17Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.62.
18Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.14.
19Harkabi, Y. (2017). Arab attitudes to Israel. Routledge. P.176.
20Sayegh, F. A. (1958). Arab unity: Hope and fulfillment, p.117.
21Conférence de Fayez Sayegh à la School of International Relations (Heidelberg Evangelical and Reformed Church) à Philadelphia in 1950.
22, 30Sayegh, F. A. (1958). Arab unity: Hope and fulfillment, p.52.
23Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.15.
24Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.15. ; Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.15.
25Zureik, C. K. (1956). The Meaning of the Disaster, trans. R. Bayly Winder (Beirut: Khayat’s College Book Cooperative, 1956), p.60.
26Miller, R. (2013). Divided Against Zion: Anti-Zionist Opposition to the Creation of a Jewish State in Palestine, 1945-1948. Routledge.
27Shapira, A. (2009). The Jewish-people deniers.
28Sand, S. (2008). Comment le peuple juif fut inventé. Fayard.
31Sayegh, F. A. (1958). Arab unity: Hope and fulfillment, p.16.
32Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization., p.16.
33Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization. p.28.
34Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization. p.29.
35Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization. P.19.
36Pierre Bouretz, Arendt. Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem Paris, Gallimard, 2002, p.651.
37Schwanitz, Wolfgang G. “THE FIRST GLOBAL GRAND MUFTI.” Jewish Political Studies Review, vol. 24, no. 1/2, 2012, pp. 136–41.
38Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization. p.4.
39Sayegh utilise les termes de settler-state, settler-regime, settler-community et settler-minority.
40On trouve ainsi chez Maxime Rodinson, dans un texte paru dans les Temps Modernes en 1967 « Israël, fait colonial », une identification du sionisme au settler-colonialism en tant qu’idéologie européenne, une visée assimilatrice et socialisante déniant toute légitimité historique à l’existence du peuple juif, mais aussi la reconnaissance de la présence juive en Israël comme un fait accompli. Rodinson refuse toute diabolisation du sionisme, les accusations de génocide et d’apartheid étant notoirement absentes chez lui. Rendant compte dans Le Monde de son article paru avant la guerre des Six Jours, Pierre Vidal-Naquet en montre les forces, mais aussi les faiblesses : « On rendra, en tout cas, cette justice à M. Rodinson, qu’il s’efforce de priver le mot de « colonisation » de sa charge passionnelle en montrant que s’il y a colonisation, c’est au sens où les États-Unis sont une colonie, avec cette différence énorme que les Arabes n’ont pas été exterminés, et qu’il ne s’agit pas, en Israël, de faire « suer le burnous ». Le sens profond du mouvement est ailleurs : il faut, disait Golda Meir, qu’il y ait quelque part une terre où les juifs soient la majorité ».
41Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization. p.36 pour la première citation et p.21 pour la seconde.
42Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization. p.52.
43Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization. p.27.
44Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization. p.24.
45Sayegh, F. A. (1965). Zionist colonialism in Palestine (Vol. 1). Beirut: Research Center, Palestine Liberation Organization. p.24
46, 48Rickenbacher, D. (2020). The Arab League’s Propaganda Campaign in the US Against the Establishment of a Jewish State (1944–1947). Israel Studies25(1), pp.1-25.
47Celui-ci, alors en charge des activités de l’Agence juive aux États-Unis, avait paradoxalement de nombreux contacts avec les intellectuels en charge de la propagande de la Ligue arabe. Orientaliste et ancien élève de l’American University of Beirut, il avait gardé des relations amicales avec nombre d’entre eux.
50Fischbach, M. R. (2020). Black power and Palestine: Transnational countries of color. Stanford University Press. p.116.
51Fischbach, M. R. (2020). Black power and Palestine: Transnational countries of color. Stanford University Press. p.3.
52, 54Lubotzky, A. (2023). Before the Apartheid Analogy: South African Radicals and Israel/Palestine, 1940s–1970s. Indiana University.
53Alahmed, N. (2020). “The Shape of the Wrath to Come”: James Baldwin’s Radicalism and the Evolution of His Thought on Israel. James Baldwin Review6(1), pp.28-48.
55https://documents.un.org/doc/resolution/gen/nr0/426/01/pdf/nr042601.pdf
56Schabas, W. (2000). Genocide in international law: the crime of crimes. Cambridge University Press.
57Shoemaker, N. (2015). A typology of colonialism. Perspectives on History53(7), pp.29-30.
58En 2006, il écrit encore dans Wolfe, P. (2007). Palestine, Project Europe and the (un-) making of the new Jew. Edward Said: the legacy of a public intellectual, p.313. : « Depuis une trentaine d’années, je m’étais accroché à l’idée limpide qu’il [Maxime Rodinson] m’avait donnée. La relation d’Israël avec les Palestiniens est comparable à la relation de l’Australie avec les Aborigènes. Dans les deux cas, des intrus européens se sont efforcés de déposséder les peuples indigènes ». Puis il ajoute : « En revenant au livre de Rodinson, j’ai cependant constaté qu’il n’était pas aussi structurant que je m’en souvenais. […] Depuis lors, j’ai tenté à plusieurs reprises d’affiner ma compréhension du concept central/de l’institution du settler colonialism, qui, étant un exercice de remplacement, m’a semblé principalement régi par une logique d’élimination. »
59La critique de leurs travaux par Ilan Troen est ici capitale. Troen, S. I. (2021). De-Judaizing the homeland: Academic politics in rewriting the history of Palestine. In Postcolonial Theory and the Arab-Israel Conflict (pp. 195-207). Routledge.
60Wolfe, P. (2016). Traces of history: Elementary structures of race. Verso Books. p.345.
61Wolfe, P. (2006). Settler Colonialism and the Elimination of the Native. Journal of genocide research8(4), pp.387-409.
62Wexler B., Le Juif, cet éternel colon… Un point de vue canadien, revue K, https://k-larevue.com/juif-cet-eternel-colon/
63Salamanca, O. J., Qato, M., Rabie, K., & Samour, S. (2012). Past is present: Settler colonialism in Palestine. Settler colonial studies2(1), pp.1-8.
64Kauanui, J. K., & Wolfe, P. (2012). Settler colonialism then and now. A conversation between. Politica & Società1(2), pp.235-258.
65Rivlin, B., & Fomerand, J. (1976). Changing Third World Perspectives and Policies Toward Israel. Israel in the Third World, pp.325-360.
66Said, E. W. (2015). L’orientalisme: l’Orient créé par l’Occident.
67Wolfe, P. (2006). Settler Colonialism and the Elimination of the Native. Journal of genocide research8(4), pp.387-409.

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