Une histoire de l’accusation de génocide contre Israël. Partie I
Contributions
Publié le 23 novembre 2024
Daniel Szeftel (K.LaRevue)
Quelles sont les origines du discours qui fait d’Israël une entité intrinsèquement génocidaire, arcboutée sur la destruction du peuple indigène palestinien ? Dans cette première partie de son enquête historique, Daniel Szeftel étudie le renouveau du nationalisme arabe dans les années 20 à 40, mettant en évidence l’influence du fascisme mais aussi de l’antisémitisme européen et américain sur sa structuration. La seconde partie de son texte montrera comment, à partir de ces coordonnées idéologiques, se développera dans la seconde moitié du XXe siècle un discours idéologique sur le settler colonialism conduisant à la démonisation absolue d’Israël en particulier sur les campus américains, dans les organisations internationales et au sein de la gauche décoloniale.
« Permettez-moi d’aider la France à définir “tous les défis” à une paix durable entre Palestiniens et Israéliens : mettre fin au génocide à Gaza, au déplacement forcé des Palestiniens et au régime d’apartheid d’Israël ». Ces propos ont été tenus par Francesca Albanese, nommée rapporteuse spéciale de l’ONU sur les territoires palestiniens en 2022. Les déclarations d’Albanese s’inscrivent dans son discours plus global sur le conflit israélo-palestinien où il ne s’agit pas tant de tentatives de règlement du conflit, ou même de dénonciations légitimes de la situation en Cisjordanie, que de la mise en scène d’un affrontement plus fondamental. Pour Albanese, cette vision d’Israël comme État à la fois raciste, coupable d’apartheid, de nettoyage ethnique et même de génocide n’est pas le fruit d’une étape particulière, particulièrement grave, du conflit. Elle tient à l’existence même d’Israël en lieu et place d’une Palestine indigène : « Israël est depuis toujours un État d’apartheid envers les Palestiniens. Ce n’est PAS une opinion personnelle, elle est entièrement documentée et analysée à la lumière du droit international. La vérité est qu’Israël a toujours été en guerre avec les Palestiniens : l’indigénéité de ces derniers est un rappel douloureux du péché originel d’Israël ».
Le mot important est « indigénéité », car le prisme d’analyse retenu par Albanese pour arriver à ce type de conclusion est celui, décisif, du « settler colonialism »[1] : « L’histoire montre que le settler colonialism est intrinsèquement en guerre contre les peuples indigènes. L’existence des peuples indigènes et leurs liens avec la terre menacent le pouvoir colonial, déclenchant des cycles de répression et de résistance. La violence étant intrinsèque au settler colonialism, pour y mettre fin, il faut mettre fin aux pratiques coloniales de peuplement ». Il s’agirait donc de colonialisme d’un genre qui vise moins l’exploitation et la domination que la disparition du peuple colonisé et mène donc forcément au génocide : « Le génocide des Palestiniens de Gaza par Israël est une phase d’escalade d’un processus d’effacement colonial de longue date ».
Ce colonialisme à visée éliminationniste ne concernerait pas simplement Israël, mais l’ensemble de l’Occident face aux colonisés : « il y a une continuité de la civilisation occidentale et d’Israël : cela se voit aussi dans le langage utilisé par les Israéliens eux-mêmes, qui disent “Nous nous battons pour les valeurs occidentales, pour vous protéger des barbares non civilisés”. Un langage qui fait écho à celui utilisé à l’époque de la Seconde Guerre mondiale à l’égard de “l’autre” ». Outre l’assimilation des Israéliens aux nazis (La rapporteuse de l’ONU considère Gaza comme le « camp de concentration le plus grand et le plus honteux du 21e siècle » et n’hésite pas à approuver une comparaison entre le Premier ministre israélien et Adolf Hitler), la reprise par Albanese de ce cadre de pensée où Israël est le bras armé d’un affrontement génocidaire entre Occident et colonisés est redoublée par un antisémitisme complotiste qui voit la main occulte des sionistes, voire des juifs, derrière l’action de l’Occident. Ainsi, en 2024, elle déclare qu’ « il existe un puissant lobby pro-israélien. Derrière, il y a des intérêts financiers et des intérêts liés à la volonté de conserver le pouvoir. Aujourd’hui, dans le monde occidental, une partie de la population proteste contre ce qui se passe à Gaza, mais le pouvoir reste retranché autour d’Israël ». C’était même pire en 2014, où elle s’en prenait plus directement aux juifs : « L’Amérique et l’Europe, l’une subjuguée par le lobby juif et l’autre par le sentiment de culpabilité face à l’Holocauste, restent à l’écart ».
Dès lors, l’évocation par Albanese d’une « paix durable » entre Israéliens et Palestiniens ne saurait être qu’une concession de façade puisqu’il s’agit en fait d’en finir avec l’existence même d’Israël. De même, son invocation du « droit international » est de pure forme puisque dans cet affrontement génocidaire entre Occident et colonisés, il ne reste rien de commun entre les deux mondes : Albanese revendique d’ailleurs son appartenance à « un mouvement presque inconnu en Italie appelé Twail (Third World Approaches to International Law) qui remet en question le droit international ».
Le discours très structuré d’Albanese dépasse la personne de la rapporteuse spéciale de l’ONU pour les Territoires palestiniens, se retrouvant en fait largement diffusé dans la sphère académique, les milieux militants décoloniaux et postcoloniaux, ainsi que dans les organisations internationales. C’est là un discours qui fait fi du droit international, le considérant comme une des sources du pouvoir colonisateur de l’Occident ; il se passe également du cadre diplomatique standard de résolution des conflits de l’ONU, qui n’est effectivement pas pertinent si l’on conteste radicalement l’existence d’Israël ; il ne vise aucunement une description de la réalité historique et sociale complexe qui lie et sépare les deux peuples en Palestine, mais se contente de deux concepts – colonisateurs et indigènes – pour décrire la situation ; il n’a même que faire de la simple logique qui voudrait qu’une seule des incriminations contre Israël suffise sans qu’il y ait besoin d’aligner le racisme, l’apartheid, le nettoyage ethnique et le génocide : aussi présente-t-il toutes les caractéristiques d’un discours militant et idéologique. Une part du succès de cet emploi du concept de settler colonialism tient cependant au fait qu’il prend l’apparence d’un discours académique ou juridique et qu’il puise dans les différentes théories qui ont permis de penser le colonialisme[2].
L’histoire de l’accusation de génocide contre Israël peut permettre d’y voir plus clair et de reconstituer la genèse de cette idéologie. Pour cela, il faut remonter du renouveau théorique du nationalisme arabe après la chute de l’Empire ottoman jusqu’à la formulation d’un discours idéologiquement structuré autour de la notion de settler colonialism, qui circulera aisément entre le monde académique, les minorités américaines, la gauche anticoloniale, les pays du Tiers-Monde et les organisations internationales. On retracera en particulier les trajectoires d’intellectuels passeurs quelque peu négligés par l’historiographie, et qui ont cependant joué un rôle fondamental dans l’élaboration, la circulation et l’efficacité diplomatique et politique de ce discours — ainsi par exemple de Fayez Sayegh, protagoniste crucial de cette histoire globale.
Aux origines : la structuration du nationalisme arabe à partir des courants réactionnaires et fascisants du nationalisme européen
Après la chute de l’Empire ottoman au Proche-Orient, se constitue une nouvelle vague idéologique au sein du nationalisme arabe, s’inspirant notamment des auteurs réactionnaires et fascisants européens, en particulier allemands. Cette défiance face à la pensée démocratique s’explique en partie par le statut de colonisateurs des démocraties française et anglaise, qui fait se tourner les penseurs arabes vers l’Italie et l’Allemagne, notamment à partir du moment où ces pays basculent dans le fascisme et le nazisme. Comme en Europe, cette vague nationaliste arabe des années 20 à 40 est aussi une révolte non conformiste[3] de la jeunesse face aux notables, ici jugés trop compromis avec les puissances coloniales. De manière surprenante, , elle cherche toutefois des modèles auprès des mouvements autoritaires et antimatérialistes[4] européens.
Mais cet intérêt du nationalisme arabe naissant pour la pensée européenne et notamment allemande paraît moins étonnant dès lors que l’on comprend qu’il a eu à répondre à des problèmes identiques à ceux qui se posaient aux Allemands. Herder et Fichte pensent en effet le nationalisme allemand dans une situation où celui-ci n’a pas d’État, mais seulement une langue, une histoire et une culture commune, ce qui est également le cas pour les nationalismes arabes après la chute de l’Empire ottoman[5].
L’autre facteur de rapprochement entre les nationalismes arabes et les idéologies autoritaires européennes est l’antisémitisme. À l’antisémitisme traditionnel au sein du monde musulman s’ajoute celui importé par les missionnaires chrétiens dès le début du XIXe siècle, qu’il s’agisse du réseau des églises orthodoxes pilotées par la Russie tsariste[6] ou des missionnaires protestants anglais et américains. Les missions protestantes américaines sont ici d’un intérêt particulier. Elles se caractérisent par le projet initial de convertir les juifs de Terre sainte, mais abandonnent rapidement ce projet au profit d’actions visant à la conversion de la population arabe. Ces missionnaires vont trouver dans leur premier échec, ainsi que dans l’arrivée massive des juifs tant aux États-Unis qu’en Palestine, les raisons d’un antisémitisme virulent[7]. Ils vont le diffuser dans les établissements d’enseignement qu’ils créent, notamment le Syrian Protestant College, qui deviendra l’Université américaine de Beyrouth en 1920, appelée à devenir un lieu majeur de formulation et de diffusion de l’idéologie que nous tentons d’analyser.
Cette nouvelle structuration idéologique du nationalisme arabe sous l’influence de la pensée autoritaire européenne, et particulièrement allemande, entraîne dans les années 30 l’émergence de partis radicaux, susceptibles de porter dans le champ politique ce renouveau du nationalisme arabe. Le Parti social-nationaliste syrien, dont l’existence est restée secrète jusqu’en 1936, a ouvert la voie en 1932. Suivirent la Ligue d’action nationaliste arabe et le Parti national arabe, tous deux construits selon le modèle fasciste, et précurseurs du futur parti Baath. Tous ces groupes avaient en commun d’exprimer leur identité par des chemises unies, les différentes couleurs marquant, du moins pour les initiés, les différentes orientations politiques. La forte présence de ces organisations dans l’espace public a conduit à qualifier rétrospectivement les années 1930 et 1940 d’ « ère des chemises » au Moyen-Orient[8].
Bien qu’inspirés par le fascisme européen, les idéologues du nationalisme arabe de l’entre-deux-guerres ne reprennent pas au sens strict les théories raciales formulées par Arthur de Gobineau ou par les idéologues nationaux-socialistes. Pour autant, leurs définitions de la communauté nationale, le plus souvent basées sur des traits supra-historiques comme les origines mythologiques ou religieuses de la nation, tendent vers une approche naturaliste et essentialiste de la Nation, plus proche du modèle herdérien que du patriotisme civique français[9]. Par ailleurs, lorsque le nationalisme arabe des années 20 à 40, déjà abreuvé d’antisémitisme chrétien et musulman, se voit confronté à la question du sionisme et de la simple présence des juifs en Palestine, il fera montre d’une très forte proximité avec l’antisémitisme biologique et les théories raciales européennes, et ce malgré la place inférieure des Arabes dans la hiérarchie des « races » de ces théories[10].
Deux exemples : le pan-syrianisme d’Antoun Saadeh et le panarabisme de Constantin Zureik
On trouve un premier exemple de cela chez Antoun Saadeh. Chrétien grec-orthodoxe, libanais, il fonde le Parti social-nationaliste syrien en 1932, lors de son retour au Liban après avoir vécu en Amérique latine. Bien que largement autodidacte, il a enseigné l’allemand à l’Université américaine de Beyrouth, où il recrute de nombreux étudiants pour constituer les forces militantes de son parti. Georges Antonius, premier historien du nationalisme arabe, met en lumière la place clé de l’Université américaine de Beyrouth dans l’émergence puis la nouvelle formulation essentialiste et antisémite du nationalisme arabe : « Si l’on tient compte de sa contribution à la diffusion du savoir, de l’impulsion qu’elle a donnée à la littérature et à la science, et des réalisations de ses diplômés, on peut dire à juste titre que son influence sur la renaissance arabe, du moins à ses débuts, a été plus grande que celle de n’importe quelle autre institution »[11].
Le Parti social-nationaliste syrien d’Antoun Saadeh milite pour une « Grande Syrie », son irrédentisme englobant le Sinaï, la Palestine, la Jordanie, le Liban, la Syrie, l’Irak et même l’île de Chypre. Ce parti se caractérise d’emblée par son style fasciste : structure organisationnelle paramilitaire, culte du chef, jusqu’au drapeau du parti calqué sur le drapeau nazi (couleurs rouge et noire inversées, emblème constitué par un tourbillon représenté comme une quasi-croix gammée), et enfin le slogan « la Syrie par-dessus tout » (mot d’ordre mimétique du slogan « Deutschland über alles »).
Au-delà de ces caractéristiques symboliques et organisationnelles, Saadeh semble toutefois se distinguer de l’idéologie nazie par son rejet de la notion de pureté raciale : « [L]a nation est un mélange de différentes races humaines »[12]. La notion de pureté revient cependant par un détour, celui du caractère absolument distinctif de la nation : « La Nation est un groupe de personnes vivant une vie avec des intérêts communs, avec un destin commun et des constituants mentaux et matériels communs dans une zone de terre définie à partir de laquelle il a – au cours de l’histoire – atteint des traits et des caractéristiques particulières qui distinguent ce groupe des autres »[13]. Ce caractère distinctif tend vers la pureté : Saadeh défend l’idée que la nation syrienne n’a subi aucune influence durable des conquêtes arabes puis ottomanes[14].
L’opposition de Saadeh au sionisme et aux juifs s’ancre dans cette conception exclusiviste de la nation syrienne qui, confrontée à la question juive, dévoile son caractère suprémaciste[15] :
« le Juif n’est pas égal en droits et en devoirs au Syrien : nos principes excluent l’intégration d’éléments ayant des loyautés raciales étrangères et exclusives dans la nation syrienne. De tels éléments ne peuvent s’intégrer dans une nation homogène. Il existe plusieurs grandes colonies d’immigrants en Syrie, telles que les Arméniens, les Kurdes et les Caucasiens. La colonie juive est dangereuse : elle ne peut en aucun cas être conciliée avec le principe du nationalisme syrien. Cette colonie est constituée d’un peuple qui, bien qu’il se soit mélangé à de nombreux autres peuples, est resté un mélange hétérogène, au lieu d’une nation, avec d’étranges croyances stagnantes et des objectifs propres, essentiellement incompatibles avec les droits syriens et les idéaux de souveraineté. Le devoir des nationalistes syriens est de repousser de toutes leurs forces l’immigration de ce peuple »[16].
Plus encore, en mars 1939, Saadeh consacre un éditorial à la renaissance de l’unité syrienne, dans lequel il est fait explicitement référence à un supposé antagonisme syro-juif. Saadeh y explique que la nation syrienne connaît un renouveau, se débarrassant de loyautés dépassées et retrouvant son esprit national, mais que ce renouveau n’est pas complet du fait des « maladies mentales et spirituelles » du passé, au premier chef desquelles les « particularités juives »[17]. Saadeh développera aussi l’idée de « Juifs internes » à la Syrie, qui ne sont pas des juifs réels, mais des Syriens opposés à son idéal exclusiviste de la nation, et avec lesquels une « lutte à mort est engagée »[18]. Il se trouve ici très proche du concept d’H.S. Chamberlain de « Juif intérieur », c’est-à-dire d’une personne qui est juive non du fait de son ascendance, mais parce qu’elle est pénétrée par l’ « idée juive »[19]. Ces conceptions seront parachevées par les nazis avec la vision des juifs comme « anti-race » ou « contre-race », simple néant d’être, concentrant en eux la négation de tous les idéaux positifs. Le nazisme a ainsi développé l’idée de « Juif intérieur » en une doctrine de l’ « enjuivement » (Verjudung)[20], qui menacerait la nation allemande de l’intérieur. Saadeh paraphrase quasiment la structure de cette idée, qui est à la base de l’antisémitisme à visée génocidaire. En 1939, il met en scène dans un de ses articles le combat entre Hitler et Staline comme celui entre « l’ennemi des Juifs et la créature des Juifs ». Il en vient à souhaiter pour Hitler « la plus grande victoire connue [dans l’histoire de] l’humanité » : « Arracher la Russie au bolchevisme et la séparer des pays démocratiques gouvernés par les Juifs » ce qui ferait d’Hitler le « sauveur de l’humanité »[21]. À l’apogée du nazisme, Saadeh voyait en lui le vecteur majeur d’un combat entre l’humanité et les juifs, excédant largement le combat national.
On trouve dans le premier ouvrage de Constantin Zureik, Conscience nationale[22][[32], paru en 1939, une autre illustration de cette conception fascisante du nationalisme arabe. Né à Damas en 1909 dans une famille grecque orthodoxe, Zureik lui aussi a étudié à l’Université américaine de Beyrouth avant d’achever sa formation à l’Université de Chicago puis de Princeton aux États-Unis, où il a obtenu un doctorat en histoire en 1930 sous la direction de l’historien Philip Hitti. Il est ensuite nommé président de l’Université de Damas avant de diriger l’Université américaine de Beyrouth, tout en intervenant régulièrement sur les campus américains (Georgetown, Utah). Il sera par ailleurs diplomate à partir des années 50, représentant la Syrie auprès des Nations unies et des États-Unis et deviendra plus tard directeur de l’Institute for Palestine Studies rattaché à l’Université américaine de Beyrouth. Dans son livre Conscience nationale – qui eut un grand retentissement car il fut l’un des premiers à structurer une idéologie connue plus tard sous le nom de panarabisme -, il appelle à la formulation d’une « philosophie nationale » qui permettrait de surmonter l’ « anarchie intellectuelle » dans la société arabe, d’unifier la nation arabe et de créer une « identité ethnoculturelle panarabe partagée »[23].
Le concept d’identité ethnoculturelle prend toutefois un sens très spécifique sous sa plume. Comme la plupart des autres théoriciens arabes, il affirme qu’il n’y a pas de race arabe au sens biologique et qu’il faut « déchirer le voile de la « race » », appelant à l’émergence d’une « religion nationale arabe », aussi essentialiste et supra-historique que la nation syrienne chez Saadeh. C’est à ce titre qu’il considère le prophète Mohamed avant tout comme un leader nationaliste et l’islam comme l’une des sources laïcisées de sa critique répétée du matérialisme (plus d’une cinquantaine d’occurrences dans le livre telles que « les serpents du matérialisme » ou les « germes du matérialisme »). Zureik vient aussi puiser dans l’islam les sources du vitalisme nécessaire au nationalisme arabe, qui trouve son expression dans la reprise très fréquente de l’idée du Grand Jihad, à la fois « reconquête économique, politique et culturelle » et appel au sens du « sacrifice » et de la « responsabilité » de chacun[24]. Antimatérialisme, vitalisme, culte du chef : malgré des invocations régulières de la rationalité ou de la nécessaire liberté d’expression, le nationalisme arabe de Zureik dans Conscience Nationale prend donc la forme d’une religion séculière[25], comme les autres totalitarismes du XXe siècle[26].
Si, à l’instar de Saadeh, Zureik refuse l’application de catégories raciales aux Arabes, il parle en revanche ouvertement de « race juive » pour évoquer les conditions de renaissance du nationalisme juif. Enfin, pour lui aussi, les exemples de « philosophie nationale » capable de structurer l’effort national qu’il appelle de ses vœux sont à trouver chez « Maurras » pour la France, dans le fascisme de « Mussolini » et dans « Fichte, Spengler et Hitler » pour l’Allemagne. C’est donc en se servant aux sources du nationalisme intégral français, du fascisme et du nazisme qu’il structure son idée de la nation[27].
La collaboration intellectuelle et organisationnelle avec le nazisme
Cette admiration pour les puissances de l’Axe se traduira par des menées anti-françaises, anti-anglaises et pro-allemandes durant la Seconde Guerre mondiale. Zureik devint en effet le président du Parti nationaliste arabe, structure panarabe secrète infiltrant diverses organisations nationalistes arabes comme la Ligue d’action nationale, la branche jeunes du Bloc national au Liban, les Scouts musulmans, des clubs littéraires à l’Université américaine de Beyrouth, le PSNS de Saadeh et divers clubs nationalistes au Liban, en Syrie et en Irak. La réouverture du Club arabe à Damas au début de l’année 1937 et son noyautage rapide par le Parti nationaliste arabe constituent un premier élément tangible de collaboration avec l’Allemagne. Son président Saïd Fattah al-Im ̄am, membre du PNA, est titulaire d’un diplôme de médecine de l’Université de Berlin. De retour en Syrie, en 1935-1936, il crée des liens importants avec le Consulat allemand et les cellules du parti nazi à l’étranger. Dès 1937, il propose aux autorités nazies un plan de collaboration très élaboré : promouvoir le commerce allemand dans le monde arabo-musulman, créer une atmosphère pro-allemande utile en cas de conflit, diffuser la pensée nazie, lutter contre le communisme, boycotter tous les produits juifs, poursuivre les actes terroristes dans tous les territoires coloniaux et lutter contre la création d’un État juif[28].
Pendant la guerre, des membres du Parti nationaliste arabe n’hésitèrent pas à publier des articles pro-allemands dans la presse arabe. Plus encore, certains membres du PNA furent impliqués dans la création de cellules armées dormantes en Syrie et en Irak pour soutenir l’effort de guerre allemand. D’autres, réfugiés en Palestine pour fuir la répression organisée par la France et l’Angleterre, joignirent leurs forces aux efforts de collaboration du Mufti de Jérusalem avec l’Allemagne nazie. Du fait de cette répression, Zureik lui-même quitta les fonctions de président du parti en 1939, sans marquer d’opposition idéologique particulière aux rapprochements de son parti avec les nazis[29].
Du côté du Parti social-nationaliste syrien, alors que leur chef était de nouveau envoyé en exil en Amérique latine en 1938, de nombreux militants du parti furent amenés à collaborer avec l’effort de guerre nazi contre les Français pendant la Seconde Guerre mondiale, menant à des dizaines d’arrestations dans les rangs du parti. En l’absence du chef charismatique, c’est son adjoint, Fayez Sayegh qui coordonna l’effort de propagande du parti, notamment la distribution de tracts pro-allemands[30]. Celui-ci ne quitta jamais le Liban pendant la guerre, mais, pourchassé par les autorités françaises pour collaboration avec l’Allemagne, il vécut caché chez des militants du PSNS jusqu’à l’indépendance du Liban en 1943[31].
Fayez Sayegh fut d’abord responsable de la section étudiante du Parti social-nationaliste syrien à l’Université américaine de Beyrouth, puis désigné comme chef de la propagande du parti durant l’exil de Saadeh. À ce poste, il fut amené à largement diffuser les idées de son chef et du parti, ainsi qu’à le diriger de facto jusqu’en 1946. Il fut cependant expulsé des rangs du Parti dès le retour de Saadeh en 1947, non par pour son activité pendant la guerre, mais parce qu’il tentait d’introduire des éléments existentialistes dans la pensée du parti.
Sayegh, devenu panarabe, resta néanmoins l’intellectuel de premier plan représentatif de l’idéologie du PSNS après la guerre. Comme Saadeh et Zureik, il est chrétien, fils d’un pasteur presbytérien, dénomination établie au Liban par des missionnaires américains. Et comme eux, il fréquente l’Université américaine de Beyrouth puis obtient, à l’instar de Zureik, un doctorat dans une université américaine : il sera docteur en philosophie de l’Université de Georgetown. Il enseignera ensuite à l’Université américaine de Beyrouth, mais aussi dans des universités américaines et anglaises (Yale, Stanford, Oxford) avant de fonder une structure à la fois concurrente et complémentaire de l’Institute for Palestine Studies de Zureik : le Palestine Research Center de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), vitrine académique du mouvement national palestinien. Il sera également, et encore une fois comme Zureik, diplomate. De 1950 à 1955, Sayegh travaillera pour les Nations unies, puis pour la délégation yéménite à l’ONU de 1955 à 1959. Il sera également conseiller auprès de la Ligue arabe pour les affaires internationales. En 1964, il deviendra membre du comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine.
Notons que la contribution opérationnelle à l’effort de guerre nazi du Parti nationaliste arabe et du Parti social-nationaliste syrien s’inscrit dans une collaboration plus large entre nationalistes arabes, islamistes et Allemagne nazie, destinée à mettre en œuvre un pan méconnu de la Solution finale au Moyen-Orient : l’élimination du Yishouv, du Foyer juif en Palestine. Cette opération est décrite à partir des archives allemandes par les historiens Klaus-Michael Mallmann et Martin Cüppers[32]. Un effort important de propagande a été réalisé par l’Allemagne nazie à destination des nationalistes arabes avec un double enjeu : trouver des alliés dans la guerre contre les Anglais et poursuivre au Proche-Orient la politique d’élimination des juifs menée en Europe. Dès la fin des années 1930, le Mufti de Jérusalem Amine Al Husseini obtient l’assistance financière du IIIe Reich afin d’aider les nationalistes arabes en Palestine dans leur grande révolte contre les juifs et les Anglais. En 1941, Hitler soutient même avec quelques troupes un coup d’État contre le mandat anglais en Irak. Le Premier ministre porté au pouvoir, Rashid Ali al-Gaylani, est un soutien fervent de l’Allemagne nazie. Son gouvernement ne dure pas 6 mois, mais il se conclut par un violent pogrom, le Farhoud, préparé par le pouvoir en place à l’annonce de l’arrivée des troupes anglaises[33]. Il illustre parfaitement l’antisémitisme éliminationniste ayant alors cours dans le monde arabe.
Au cours de la guerre, plusieurs milliers d’engagés volontaires arabes se sont mis à disposition des Allemands. Comme l’établissent Mallmann et Cüppers dans Nazi Palestine[34], une opération commando fut même organisée au plus fort de l’avancée des troupes de Rommel en Afrique à l’été 1942 afin de traverser le canal de Suez, occupé par les Égyptiens. Ces escadrons de la mort SS devaient étendre en Palestine, qui abritait alors quelque cinq cent mille juifs, la pratique de la Shoah par balles menée par les Einsatzgruppen SS. Comme dans les pays baltes, ils devaient s’appuyer sur des supplétifs locaux, ici arabes. Heureusement, la défaite des Italiens et des Allemands à El–Alamein empêcha la réalisation de ce projet. Husseini et Gaylani se réfugièrent en Allemagne jusqu’à la fin de la guerre.
La défaite des nazis laisse le mouvement nationaliste arabe dans une situation paradoxale. D’un côté, le monde arabe se situe à l’avant-garde du mouvement de décolonisation avec la fin progressive des mandats anglais et français. Entre 1922 et 1952, l’Égypte, l’Irak, le Liban, la Syrie et la Jordanie acquerront une semi-indépendance puis une indépendance complète. De l’autre côté, les rêves d’unité grand-syrienne ou panarabe ne se réalisent pas immédiatement. L’indépendance laisse d’abord la place à des États-nations dotés de régimes semi-libéraux, incapables de mettre en œuvre la régénération arabe et le nationalisme organique de Saadeh, Sayegh et Zureik. S’ajoute à cette défaite idéologique une autre déception : l’élimination du foyer juif n’a pas eu lieu et la marche vers la création d’un État d’Israël semble dès 1945 inéluctable. L’acquisition du statut étatique pour les pays arabes, tant attendue, ne règle en réalité aucun des problèmes posés par le nationalisme arabe tel qu’il s’est structuré à partir des années 20. S’il veut se maintenir, un aggiornamento est donc nécessaire : il prendra une forme bien spécifique, celle de la reformulation rhétorique du discours, sans remise en cause d’aucune sorte sur le fond. Cette reformulation est faite d’évidements progressifs (la référence aux nationalismes européens, l’antisémitisme trop marqué seront expulsés du discours) et d’inversions accusatoires (c’est le sionisme et non le nationalisme arabe qui est en soi éliminationniste, comparable au nazisme et génocidaire). Les caractéristiques pathologiques du nationalisme arabe des années 30 vont donc perdurer. Ce nouveau discours continue à porter une conception essentialiste de la nation arabe, mais celle-ci s’élabore progressivement sous une forme rhétoriquement plus acceptable : celle de la défense des indigènes dont la décolonisation, au moins en ce qui concerne les Palestiniens, n’est pas achevée. Cette reformulation du discours met donc en scène l’affrontement d’un peuple palestinien pur et premier et du sionisme, forme de colonialisme auxquels est prêté un caractère raciste et génocidaire. C’est sous le nom de settler-colonialism que ce discours va progressivement se déployer à destination, non pas du monde arabe, mais de l’opinion publique internationale, du monde académique, de certaines minorités américaines, des pays du Tiers-Monde et des organisations internationales.
Daniel Szeftel
Notes
1 On utilisera dans ce texte le terme anglais de « settler colonialism » que l’on peut traduire imparfaitement par « colonialisme de peuplement ». Ce choix est lié au fait que son caractère polysémique abrite en anglais à la fois un concept fécond ayant permis de penser une forme spécifique de colonialisme et un outil accusatoire visant d’abord Israël puis l’Occident. Sont désignés par le même syntagme l’effort pour décrire des sociétés comme l’Algérie française ou l’Australie où des colons se sont durablement installés et un discours purement idéologique dont nous nous proposons de retracer ici la genèse.
2 Il ne nous appartient de faire l’histoire de la formation du concept de settler colonialism dans son versant théorique puisque c’est son usage idéologique qui nous intéresse ici. Pour comprendre pourquoi il a fallu un nouveau concept pour rendre compte de la situation coloniale et post-coloniale dans des géographies aussi différentes que la Nouvelle-Zélande, l’Uruguay, l’Australie, l’Argentine, l’Afrique du Sud ou le Chili, mais qui partagent toutes la présence d’une installation durable des colons, le lecteur pourra se rapporter à l’article séminal de Donald Denoon (Denoon, D. (1979). Understanding settler societies. Australian Historical Studies, 18(73), 511-527.)
3 Sternhell, Z. (1983). Ni droite, ni gauche : l’idéologie fasciste en France. p. 270.
4 Gentile, E. (2006). Fascisme, totalitarisme et religion politique : Définitions et réflexions critiques sur les critiques d’une interprétation. Raisons politiques, (2), 119-173.
5 Wild, S. (1985). National Socialism in the Arab near East between 1933 and 1939. Die Welt des Islams, 25(1-4), 126-170.
6 Hussein Aboubakr Mansour, Vanguards of the Levant The Modern Intellectual Origins of Arab Political Radicalism.
7 Shattuck, G. H. (2022). Christian Homeland: Episcopalians and the Middle East, 1820-1958. Oxford University Press. pp.10-151.
8 Marston, E. (1959, May). Fascist Tendencies in Pre-War Arab Politics: A Study of Three Arab Political Movements. In Middle East Forum (Vol. 35, No. 19, pp. 19-22).
9 Nordbruch, G. (2009). Nazism in Syria and Lebanon: The ambivalence of the German option, 1933–1945. Routledge, p.74.
10 Nordbruch, G. (2009). Nazism in Syria and Lebanon: The ambivalence of the German option, 1933–1945. Routledge, p.138.
11 Antonius, G. (2013). The Arab Awakening: The Story of the National Arab Movement. Routledge. p.43.
12 Saʻādah, A. (2004). The Genesis of Nations. Department of Culture of the Syrian Social Nationalist Party.
13 Nordbruch, G. (2009). Nazism in Syria and Lebanon: The ambivalence of the German option, 1933–1945. Routledge, pp. 74-75.
14 On retrouve ici des conceptions très proches de celles développées par Gustave Le Bon, notamment son concept de « race historique », c’est-à-dire une constitution mentale certes acquise historiquement, mais intangible (Nordbruch, G. (2009). Nazism in Syria and Lebanon: The ambivalence of the German option, 1933–1945. Routledge, pp. 73-74).
15 Payne, S. G. (1996). A history of fascism, 1914–1945. University of Wisconsin Pres., p.353.
16 Mujais, Salim and Badr el-Hage. al-Duktūr Khalīl Saʿādah: Mabā ḥ ith ʿUmrāniyya wa Falsafiyya, al-Mujallad al-Rābiʿ [Dr. Khalil Saʿadeh: Civilizational and Philosophical Discussions]. Beirut: Kutub, 2016. pp. 23-26 Translated by Fakhri Maluf.
17 Nordbruch, G. (2009). Nazism in Syria and Lebanon: The ambivalence of the German option, 1933–1945. Routledge, p.75.
18 Hussein Aboubakr Mansour, The Origins of the ‘Zionism is Settler Colonialism’ Paradigm: Antoun Sa’adeh, the SSNP, and Fayez Sayegh.
19 Voegelin, Éric. « La formation de l’idée de race », Cités, vol. 36, no. 4, 2008, pp. 135-171.
20 Voegelin, Éric. « La formation de l’idée de race », Cités, vol. 36, no. 4, 2008, pp. 135-171.
21 Nordbruch, G. (2009). Nazism in Syria and Lebanon: The ambivalence of the German option, 1933–1945. Routledge, p. 76.
22 C. Zureik, ‘Al-wa>ī al-qawmī’, al-Hadīth, no. 8, 1939. OCR par Scanflow et traduction automatique par DeepL
23 Nordbruch, G. (2009). Nazism in Syria and Lebanon: The ambivalence of the German option, 1933–1945. Routledge, p.77.
24 C. Zureik, ‘Al-wa>ī al-qawmī’, al-Hadīth, no. 8, 1939. OCR par Scanflow et traduction automatique par DeepL.
25 Gauchet, M. (2011). Secular Religions: Origin, Nature, and Fate. Le Débat, 167(5), 187-192.
26 Gentile, E. (2006). « Fascisme, totalitarisme et religion politique : Définitions et réflexions critiques sur les critiques d’une interprétation », Raisons politiques, (2), 119-173.
27 Le pan-syrianislme de Saadeh et le panarabisme diffèrent évidemment en termes de but politique immédiat : la formation d’une Grande Syrie pour l’un, l’unification de tous les pays arabes pour l’autre. Cette différence est moins forte que ce qui rapproche les deux idéologies nationalistes : une conception essentialiste de la nation, un profond anti-matérialisme, un vitalisme prononcé ainsi qu’un antisémitisme de type éliminationniste. Le passage fréquent d’intellectuels ou de militants du pan-syrianisme au panarabisme et la fusion terminale des deux idéologies dans le baasisme syrien attestent de cette profonde ressemblance.
28 Nordbruch, G. (2009). Nazism in Syria and Lebanon: The ambivalence of the German option, 1933–1945. Routledge, p.83.
29 Idem, p.86.
30 Idem, p.111.
31 Beshara, A. (2019). Fayez Sayegh – the party years 1938-1947. Black House Publishing, pp.40-45.
32 Melka, R. (2013). Nazi Germany and the Palestine question. In Palestine and Israel in the 19th and 20th Centuries (pp. 89-101). Routledge. Mallmann, K. M., & Cüppers, M. (2007). Elimination of the Jewish National Home in Palestine: The Einsatzkommando of the PanzerArmy Africa, 1942. Yad Vashem Studies, 35(1), 111-41. Mallmann, K. M., & Cüppers, M. (2013). Nazi Palestine: the plans for the extermination of the Jews in Palestine (Vol. 8). Enigma Books.
33 Perpétré les 1er et 2 juin 1941, ce pogrom fit entre 150 et 180 morts et autour de 600 blessés au sein de la population des 150 000 juifs irakiens.
34 Mallmann, K. M., & Cüppers, M. (2013). Nazi Palestine: the plans for the extermination of the Jews in Palestine (Vol. 8). Enigma Books.