Salomon ben Juda ibn Gabirol, un grand philosophe juif méconnu (1020-1051)
Contributions
Publié le 18 septembre 2024
par M R HAYOUN (J FORUM)
En effet, voici un penseur médiéval qui a connu un sort particulier, voire unique, puisque son œuvre philosophique majeure, écrite en langue arabe, a disparu en ne laissant que quelques feuillets, traduits ne langue hébraïque par Ibn Falquera. L’œuvre s’intitule Source de vie, en hébreu, Mékor hayyim et en latin Fons vitae. Le nom même de l’auteur ibn Gabirol fut involontairement mutilé par la scolastique médiévale qui, le prenant pour un métaphysicien arabe , l’ont nommé : Avencebron ou avicebron…
Mais voila, l’auteur du Fons Vitae, puisque la version latine fut éditée par le grand médiéviste allemand, Clemens Baümker, est aussi celui qui composa le poème liturgique juif le plus fervent qui soit et qui porte le titre suivant : Kéter malkhout, la couronne royale. Pendant près d’un millénaire on ignora que notre philosophe était l’authentique auteur tant du Fons Vitae que de la Couronne royale. Ce fut le grand orientaliste français du XIXe siècle, Salomon Munk, titulaire de la chair d’hébreu et d’araméen au Collège de France, qui prouva que Gabirol était l’auteur des deux œuvres, si étonnant et si inattendu que cela fût
Ce qui est aussi très frappant et relève de la psychologie, c’est que les deux œuvres ressortissent à des registres absolument dissemblables ; une œuvre de métaphysique pure, sans la moindre allusion à la religion de l’auteur ni à la puissance de son sentiment religieux qui irrigue la Couronne royale. Pour se faire une idée de la ferveur religieuse de poème liturgique, il suffit de mentionner que le judaïsme prescrit de lire ce poème à la veille du jour des propitiations (Yom Kippour). IL n’existe pas de traitement plus illustre.
Or, dans l’œuvre métaphysique, pas la moindre trace de ferveur religieuse, Dieu lui-même est appelé le Factor primus, la substance simple la plus pure, la plus éloignée de la corporéité. Bref, aucune terminologie religieuse présente dans cette œuvre. La question que l’on se pose est de nouveau celle de l’unité de la pensée de Gabirol : était-il un métaphysicien ou un théologien, auteur de poèmes religieux intégrés à la liturgie des jours de fête de la communauté juive ?
A ces deux qualités il faut ajouter la psychologie puisqu’il a aussi rédigé un traité intitulé Traité de l’amélioré des qualités de l’âme que René Gutmann vient de rééditer avec talent. Gabirol a aussi été exégète biblique, si l’on en croit le témoignage d’un collègue plus âgé, Abraham ibn Ezra, qui nous sa conservé une partie de son interprétation allégorique du récit de la création. Bien que ces feuillets soient lacunaires, ils attestent une ouverture au commentaire philosophique de la Bible.
Un mot sur le caractère d’ibn Gabirol : de santé fragile, orphelin de père dès son jeune âge, il devenait dépendant de riches mécènes dont les subsides lui permettaient de vivre… Fin lettré, grand amateur de poésie en arabe (il est né à Malaga et a quelque temps vécu à Saragosse), il vivait très mal cette dépendance puisqu’il se moquait in petto de l’inculture de ses protecteurs. D’une susceptibilité maladive, il a passé une bonne partie de sa brève vie à se plaindre de l’ingratitude de ses contemporains et de l’absence de reconnaissance sociale, une célébrité qui radait à venir, devenant carrément posthume.
Sont ce ces graves déconvenues qui expliquent sa lassitude de l’existence ? Et peut-être même cette dichotomie dans l’œuvre bicéphale, condamnée à ne jamais se rapprocher ? En effet, on est en droit de se poser la question. Comment cet individu hautement doué, a-t-il pu fabriquer une telle œuvre avec des analyses doctrinales originales ? Un exemple très important: Gabirol fut le seul dans l’histoire de la philosophie à parler d’une matière spirituelle, thèse révolutionnaire qu’un théologien catholique comme Albert le Grand a rejetée.
C’est une personnalité très riche: poète synagogal, philosophe-métaphysicien, exégète biblique, et psychologue .
Je me propose de citer de brefs passages puisés dans les deux corpus : la métaphysique, d’une part, et la poésie religieuse, d’autre part, afin de se faire une idée juste de la nature réelle de cet auteur si singulier.
Tu es savant et ta science est une source de vie qui jaillit de toi ; aucun homme ne peut la saisir. Tu es savant, plus ancien que tout ancien et ta science est chez toi une pupille. Tu es savant et tu n’as appris que de toi. Et tu n’as pas acquis ta science d’autre que toi. Tu as fait émaner de toi une volonté pure, un ouvrier, un artisan pour tirer l’être du néant, comme la lumière qui sort de l’œil. Elle puise à la source de la lumière. Elle creusa, elle purifia, elle purifia (emprunt au Sefer Yetsira), elle s’adresse au néant et il se fendit.. ( Couronne royale)
Cirons à présent, sur le même thème, la science divine, telle que se la représente l’auteur dans on œuvre métaphysique, et cela va nous permettre de saisir la grande distance entre les deux approches. Nous passons à un autre univers où aucune religiosité n’est présente :
La connaissance pour laquelle l’homme a été créé, c’est la connaissance de toutes choses telles qu’elles sont, et surtout la connaissance de l’essence première qui les soutient et les meut. Existe-t-il une voie permettant d’atteindre à la connaissance de l’essence première ? Atteindre cette connaissance n’est pas chose impossible mais n’est pas possible dans tous les points de vue. Qu’est ce qui est possible et qu’est ce qui est impossible ?
Ce qui est impossible, c’est de connaître l’essence de l’essence première sans les créatures qui ont été produites par elle. Ce qui est possible, c’est de la connaître, mais uniquement par les choses qu’elle a produites.. La connaissance pour laquelle l’homme a été créé et la connaissance de toutes choses telles qu’elle sont et surtout la connaissance de l’essence première qui les soutient et les meut.
La différence d’approche est saisissante : Dieu lui-même disparait de la terminologie classique pour devenir l’essence première des philosophes. Et celle essence première s’intellige grâce à ses œuvres . En bon néoplatonicien qu’il était, ibn Gabirol hésite, semble-t-il entre deux conceptions fondamentales connues en philosophie sous l’appellation du Dieu d’Abraham et du Dieu de Plotin. Les deux sont absolument dissociables ; le premier est le Dieu de la Bible, le Dieu des patriarches, doté d’une volonté propre, agissant dans l’histoire alors que le second est un simple rouage dans la mécanique céleste, plongé dans un narcissisme éternel, entièrement déconnecté de ce qui se passe ici-bas. Ce Dieu n’a pas vocation à se révéler aux hommes dont le sort ne l’intéresse guère. Gabirol est tiraillé entre ces deux conceptions, comme le seront d’ailleurs deux siècles plus tard les premiers kabbalistes, contraints de choisi entre la fidélité au Dieu biblique de leur religion et l’attrait pour la divinité de leurs spéculations. Notons que dans cette affaire, c’est la notion de volonté qui joue un rôle majeur. Je suis obligé de dire que ce penseur adopte deux attitudes opposées selon qu’il évolue dans la spéculation philosophique ou la ferveur religieuse. Dans son interprétation allégorique du récit de la création dans le livre de la Genèse, il réussit, néanmoins, à combler le fossé qui sépare les deux conceptions. Mais de manière très imparfaite…
Pour conclure, cela me fait penser au Faust de Goethe qui hésite entre deux chemins à suivre: faut -il poursuivre et rechercher les choses de ce bas monde, ou, au contraire, s’en éloigner pour atteindre un jour à la félicité éternelle ? La question demeure posée et voici le verset en allemand d’un homme désorienté, privé de ses repères:
Deux âmes, hélas, battaient dans ma poitrine (Zwei Seelen pochten ach in miner Brust).