Réinventer les aurores (Par Jean-Pierre HENRY)
Contributions
Publié le 18 août 2023
Le Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, nous propose dans son livre « réinventer les aurores » (Fayard – 2020), de « retrouver le souffle des premiers matins de la République». Cette réflexion nous est livrée dans une lecture du monde marquée de son judaïsme qu’il appelle « avantage collatéral». L’auteur se réfère tant à la Bible qu’au Talmud pour analyser les situations contemporaines et ainsi démontrer une forme de récurrence des événements mais aussi pour en tirer des leçons. Dans ces occasions, nos textes fondateurs imposent une fois de plus leur modernité et leur à-propos. Le fil rouge du livre est la nécessité pour le citoyen de se prendre en main, « l’état ne peut pas tout, car il ne peut que ce que les citoyens sont prêts à faire », mais aussi l’urgence de réinventer le vivre ensemble. Du verset sur la sortie d’Égypte « nous partirons avec nos gens et nos vieillards » (Exode X,9), Haïm Korsia conclut qu’il ne peut y avoir de nation si c’est au détriment des uns ou des autres.
Les rapports entre le citoyen et ses représentants font l’objet d’une analyse qui rappelle que « la grande réussite de Moïse fut de construire des strates intermédiaires afin d’organiser le peuple juif». Il expose clairement sa défiance envers l’illusion démocratique que représenterait la démocratie directe, et pose la question du risque de « soumettre la démocratie aux instincts de la foule ». Il pointe cependant la nécessité d’un véritable dialogue car celui qui a su capter une majorité de suffrages ne peut ignorer ce que les minoritaires portent comme vérité. Tocqueville n’est pas loin. Pour conforter son propos, il cite le modèle talmudique « où il n’y a pas de gagnant à la fin d’une controverse » et nous invite à l’écoute et à la compréhension de l’autre, sans déni et sans mépris. Cette nécessité de guides et de représentants n’exonère surtout pas le citoyen de prendre en main sa destinée, et de rappeler que la Mer Rouge ne s’ouvrit qu’après que Nahchon, fils d’Aminadav y rentra. Moïse seul ne pouvait y parvenir.
Haïm Korsia pointe la nostalgie qui tient lieu de toile de fond à de nombreux discours. Nous sommes enclins à « regretter à longueur de temps et d’imprécations un passé travesti par la rhétorique facile et l’aigreur triste» . Rien de nouveau sous le soleil. Les Hébreux qui ont connu l’esclavage et l’asservissement en Égypte, regrettaient dans le désert « les poissons qu’ils mangeaient en Égypte et qui ne leur coûtaient rien, .. . » (Nombres Xl,5). Cette nostalgie n’est pour l’auteur que « le lot de ceux qui n’ont plus la force de tenter le futur », plus d’espérance. Il appartient donc à nos leaders de nous donner des raisons objectives d’en avoir. Attention toutefois au risque d’inconscience de ce qu’on a et de n’aspirer qu’à plus et mieux. « Les maximes des Pères affirmaient déjà que le riche est celui qui est heureux de ce qu’il possède ».
Prenant de la hauteur, Haïm Korsia se penche sur le rôle des juifs dans un monde qui, a bien des égards, reste à inventer, et de souligner « qu’il existe au sein de l’expérience du judaïsme quelque chose qui semble déjouer l’immuabilité des règles du monde, une forme de puissance extraordinaire, dont la manifestation passe par la survie et la perpétuation d’une histoire et d’un texte ». N’est-il pas dit dans le livre d’lsaïe (XLIX,6) : « je t’établ is pour être la lumière des nations, pour porter mon salut jusqu’à l’extrémité de la terre » ?
Dans le prolongement de cette vision universaliste un chapitre est consacré à la « panique identitaire », sujet qui résonne tout particulièrement à nos oreilles comme à celles de ceux qui sont aussi « différents », du fait de leur religion, de leur origine mais aussi de leur statut social ou de toute autre élément qui provoque un rejet paranoïaque de l’altérité.
Dans la seconde partie du livre, intitulée « Réparer la République» , l’auteur nous invite à relever « le plus grand défi de notre époque : forger une pensée complexe qui ne soit pas une pensée facile. Ne pas toujours renvoyer des anathèmes … au visage de ceux qui font l’effort de penser autrement». Il appuie sa conviction par un long commentaire sur le débat intervenu entre trois rabbins, rabbi Yehouda, rabbi Yossi et rabbi Chimon (Talmud, Chabbat 33b), passage« d’une actualité stupéfiante ». Trois visions du monde y sont confrontées, et le Talmud se garde de choisir entre elles mais nous pousse vers une quatrième voie qui nous oblige à penser « ensemble » les trois rabbins, à chercher « la voie d’entre les lignes », qui « récuse l’égoïsme, ne se contente pas du réel et pourtant ne renie pas l’espérance ». Ne nous interdisons pas les possibles et rejetons la pensée unique qui nous renvoie à l’époque de la tour de Babel où il n’y avait qu’une seule langue et une seule parole (Genèse XI , 1 ). Prenons garde toutefois de ne pas « jeter l’ancien monde et de ne rien avoir à proposer de mieux ». Sachons réenchanter nos rêves et nos projets collectifs, en s’inspirant de Dieu qui engage Abraham à aller vers une terre qu’ll lui indiquera. Les techniciens et technocrates, nécessaires, occultent souvent la dimension humaine de la politique, « or Moïse lui-même était confronté à cette question : comment expliquer aux hébreux ce qu’ils devaient comprendre tout seuls, puisque témoins des miracles divins permanents ».
En suivant, Haïm Korsia se fait le chantre d’une certaine justice sociale, rappelant l’obligation de laisser inachevée la moisson au bout du champ (Lévitique XiX, 9-10). Il nous rappelle aussi notre devoir à l’égard des générations futures, citant le roi Salomon « une génération s’en va, une autre vient et le monde perdure» (Ecclésiaste 1,4) ou en évoquant le rabbi Yohanan qui sort de Jérusalem en flammes, avec un rouleau de la Thora dans une main et un enfant dans l’autre.
D’autres sujets sont encore abordés tels que les évolutions technologiques que nous devons maîtriser et limiter si nécessaire, les vertus du travail ou encore la laïcité, meilleure alliée des religions. Le Grand Rabbin de France nous invite dans ses réflexions sur une France qui doute, en se mettant à hauteur d’Homme, à s’élever, à bannir les idées simplificatrices et au final simplistes et surtout, à refuser la résignation.
Moïse qui avait tout compris, en levant les bras obligeait le peuple à regarder en haut.