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Matviï Vaïsberg : « Nous avons quitté Pharaon »

Contributions

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Clarisse Brossard (Desk Russie)

© Matvii Vaisberg

Matviï Vaïsberg est un artiste, graphiste et illustrateur ukrainien de renommée internationale. Clarisse Brossard, qui s’intéresse particulièrement à l’histoire des Juifs ukrainiens, parle avec lui de ses ancêtres, de l’Holocauste, de l’antisémitisme soviétique, de la guerre d’agression russe et, bien sûr, de son art.

Propos recueillis le 7 septembre 2024 sur le site de Babyn Yar (Kyïv) et traduits par Clarisse Brossard.

Pourriez-vous raconter ce qui s’est passé pour vous au début de l’invasion de la Russie en 2022 ?

C’est peut-être une chance que ma grand-mère n’ait pas vécu jusqu’à cette terrible guerre. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les gens fuyaient vers l’est pour trouver un refuge, à Oufa ou Samarkand… alors que nous avons fui vers l’ouest, vers la Pologne, l’Allemagne, le pays d’où venait le danger à l’époque de ma grand-mère.

Le matin du 24 février, avant même le début des explosions, un pressentiment m’a réveillé. Puis on a entendu le bruit des explosions, une sorte d’infrason que l’on ressent dans l’estomac. Des amis m’ont appelé pour me dire : « Faites vos bagages, tu es sur leur “liste” ! » Évidemment que j’étais sur la liste noire des Russes, la liste de ceux qu’ils s’apprêtaient à éliminer, moi comme beaucoup d’autres : tous les militaires ukrainiens qui avaient participé à l’ATO1, les membres de l’appareil d’État, les anciens militants du Maïdan, les écrivains et artistes engagés, etc.

Je ne voulais pas partir, je voulais juste mettre en sécurité ma famille qui refusait tout net de partir sans moi. Alors, nous avons pris une petite valise pour trois et sommes montés dans la voiture de mon amie Tetiana Krytenko. C’était un voyage affreux où Tetiana, qui était au volant, devait se réveiller toutes les quinze minutes pour avancer de 50 mètres, pendant quatre jours et quatre nuits de suite jusqu’à ce qu’on ait atteint la Pologne.

J’étais sur le point de sombrer dans la folie. En Pologne, Tetiana s’est rendu compte de mon état mental et m’a emmené dans un magasin d’art. J’ai acheté 100 feuilles de papier noir A4. Je me suis dit que je ne pourrais rentrer en Ukraine qu’après avoir dessiné sur ces 100 feuilles. Mon ami Rolf Welberts, un diplomate allemand qui avait été en poste en Ukraine à la fin des années 1980, nous a proposé un hébergement. Puis mon amie allemande Manuela Köck m’a proposé de nous héberger dans un appartement qu’elle possédait à Munich et pouvait nous prêter. Pendant près de trois mois, c’est-à-dire le temps que j’ai passé à Munich, hors d’Ukraine, j’ai dessiné mon journal de voyage2. Je dessinais environ une feuille par jour, avec des feutres ou tout ce j’avais sous la main.

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Sans titre (autoportrait), 7 mars 2022, extrait de Dorojni chtchodennyk (Journal de voyage) © Matviï Vaïsberg
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Chemin de fer, 10 avril 2022, extrait de Dorojni chtchodennyk (Journal de voyage) © Matviï Vaïsberg

Après ces trois mois passés à Munich, vous êtes retourné en Ukraine. Comment cela s’est-il passé ?

Mon ami Leonid Komsky de la maison de vente « Dukat » (Kyïv) m’a appelé pour me dire que Dukat organisait une vente aux enchères au profit de l’armée ukrainienne, et qu’il voulait une de mes œuvres, précisément mon « Ange de l’armée ukrainienne », un dessin qui faisait partie de mon journal de voyage. Je lui ai dit que c’était un petit dessin en format A4, et qu’il faudrait en faire quelque chose de plus grand, puis je lui ai dit : « Écoute, je rentre ! » Une heure plus tard, j’avais acheté un billet de bus pour rentrer. Le premier jour de mon retour, j’ai peint cet ange pour la vente aux enchères. Puis j’ai compris que désormais j’allais peindre des tableaux à partir des dessins de mon journal de voyage.

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L’Ange de l’armée ukrainienne, 4 mars 2022, extrait de Dorojni chtchodennyk (Journal de voyage) © Matviï Vaïsberg

En 2023, vous avez réalisé un triptyque de peinture murale sur le site de Babyn Yar. Comment ce projet est-il né ?

Pendant un certain temps, je n’ai pas exposé les dessins du journal. La première fois qu’ils ont été exposés, c’était à Babyn Yar3. Roza Tapanova, la directrice de la Réserve nationale historique et mémorielle de Babyn Yar4, m’a demandé de réaliser de grandes banderoles à partir des dessins A4 du journal. Plus tard, elle a proposé de réaliser des fresques murales. Oleg Sosnov, mon directeur technique pour ce projet, a constitué une équipe de deux jeunes artistes ukrainiens : Vitali Kravets et Volodymyr Yakoukhno, qui ont préparé un fond pastel au plus proche du dessin original, et qui ont réalisé une première version de la peinture en partant de mes dessins. Puis, je suis monté moi-même sur les échafaudages pour compléter les peintures et en faire vraiment mes créations personnelles.

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Matviï Vaïsberg pendant la réalisation des fresques murales à Babyn Yar © Viktoria Ivlieva
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Babyn Yar, fresques murales réalisées d’après les dessins L’Ange de l’armée ukrainienne (4 mars 2022) et Babyn Yar (8 mars 2022) extrait de Dorojni chtchodennyk (Journal de voyage) © Matviï Vaïsberg. « Le 1er mars 2022, quand un missile russe a touché le site de Babyn Yar, j’ai imaginé une menorah dont une branche aurait été arrachée. »
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Babyn Yar, fresque murale réalisée d’après le dessin Étoile et trident (8 mars 2022) extrait de Dorojni chtchodennyk (Journal de voyage) © Matviï Vaïsberg. « Lorsque, fin février 2022, j’ai entendu la propagande russe utiliser l’expression “solution finale de la question ukrainienne”, cela m’a rappelé une autre expression bien connue. C’est ainsi que l’image du Trident dans l’Étoile de David a vu le jour. » 

Dans quelle partie du site se situe votre triptyque de fresques murales ?

La topologie de Babyn Yar est complexe, car tout a été déplacé, effacé, remodelé. Là où se trouvait le ravin principal, là où les Juifs de Kyïv ont été exterminés, il y a désormais une route et des maisons. Les fresques murales ont été peintes sur une partie du centre sportif Avangard. Celui-ci se trouve sur le site de l’ancien cimetière juif qui a été détruit par le pouvoir soviétique, recouvert par ce complexe sportif dont la construction a été achevée en 1970. Partout, sous ce site, il y a des ossements…

Quelle est votre relation personnelle au site de Babyn Yar ?

Quelle relation puis-je avoir avec ce lieu, à votre avis, sachant que j’ai des ancêtres juifs à Kyïv sur au moins quatre générations ? Il y a des gens de ma famille qui ont été assassinés ici, comme tante Sonia, la sœur aînée de ma grand-mère, qui repose à Babyn Yar. J’ai donc une relation personnelle directe avec ce lieu, mais pas seulement avec ce lieu. La mère et le frère de mon grand-père Motl (Matviï) Hartsman ont vécu les horreurs du ghetto de Berdytchiv avant d’y être assassinés. Donc, malheureusement, Babyn Yar n’est pas mon seul lieu de mémoire.

Comment les thèmes juifs se manifestent-ils dans votre peinture ?

Est-ce que vous savez ce qu’est l’art juif ? Personne ne peut vraiment répondre à cette question. Pourtant, je me souviens bien comment les thèmes juifs ont émergé chez moi. J’avais le sentiment constant d’être discriminé, infériorisé… pas le sentiment d’être inférieur, mais précisément d’être infériorisé, privé de droits parce que Juif. J’ai lu Svietchy na vietrou (Des bougies au vent, 1979) de l’écrivain juif russophone de Lituanie Grigory Kanovitch. Ce livre raconte la destruction d’un shtetl par les nazis. J’ai été bouleversé par le héros, un jeune garçon, auquel je me suis identifié. Et j’ai commencé à dessiner sur ce thème.

Plus tard, j’ai vu les pierres tombales (matsevot) de Sataniv (Ukraine occidentale) et j’ai été fasciné : de véritables monuments des XVIIIe et XIXe siècles, archaïques, antiques ! À Sataniv, il reste les monuments, mais il n’y a plus de Juifs. J’ai alors commencé à m’intéresser à ce sujet, à peindre ces matsevot. En 1988, mon père est mort, et ces pierres tombales représentaient une sorte de prière, pour moi qui ne suis pas religieux… De temps en temps, je dessine des menorot. Le prototype de la menorah que j’ai peinte à Babyn Yar est justement une menorah de Sataniv. Elle sort un peu de l’ordinaire.

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Cimetière juif de Sataniv, pierres tombales (matsevot) © Center for Jewish Art, photographe : Dmitri Vilensky (1989-92)

On ne peut pas s’empêcher de penser à Chagall, qui a puisé son inspiration dans la synagogue de Mahilioŭ (Mogilev, Bélarus), aux expéditions ethnographiques de Sh. An-Sky en Ukraine (1912-1914) qui ont inspiré l’avant-garde juive, dont Nathan Altman. C’est un lien entre l’art traditionnel ancien et la création contemporaine.

Oui, mais ces artistes du début du XXe siècle avaient connu ce monde quand ils étaient enfants. Moi, je ne l’avais jamais vu. Je ne pensais même pas que tout cela pouvait exister.

Revenons à Babyn Yar. Pendant la période soviétique, quelle était l’importance de ce lieu et comment pouvait-on honorer cette mémoire ?

Pendant la période soviétique, deux œuvres littéraires ont abordé le sujet : le poème Babyn Yar d’Evgueni Evtouchenko et le roman autobiographique Babyn Yar d’Anatoli Kouznetsov5. J’étais encore petit, mais je me souviens très bien de la polémique autour du poème d’Evtouchenko. Un certain Alexeï Markov a écrit un pamphlet contre Evtouchenko. Pour le défendre, Konstantin Simonov, Margarita Aliger, Ilya Ehrenbourg, Samouïl Marchak ont écrit des réponses à Markov.

Puis, en 1966, est sorti Babi Yar d’Anatoli Kouznetsov6. C’est l’un des livres qui m’a le plus marqué. Le dégel était déjà en train de s’effriter, le régime se durcissait à nouveau. Khrouchtchev avait déjà été écarté. Puis Kouznetsov est parti en Occident et y est resté.

Du coin de l’oreille, on entendait aussi parler de la tragédie de Kourenivka7, mais bien sûr, rien n’était publié sur le sujet. Quand j’étais étudiant, mon école d’art était située relativement près de Babyn Yar. À cette époque, un monument officiel a été inauguré. Dans ma famille, j’ai aussi entendu parler des discours de Viktor Nekrassov et d’Ivan Dziouba. J’ai grandi dans une famille qui était plutôt éveillée, mais pas antisoviétique pour autant. Mon père était pour ainsi dire un marxiste « naturel ». Mais Dieu merci, il n’a jamais été membre du Parti. C’était plutôt quelqu’un de marginalisé par le système. Il avait été privé d’études supérieures parce que Juif. L’affaire des « blouses blanches » est arrivée au moment où il avait l’âge de devenir étudiant. Il avait candidaté dans sept universités différentes et n’avait essuyé que des refus. Tous ceux qui l’ont connu pourraient témoigner du ridicule de cette situation, car il était d’une immense érudition. Certains Juifs arrivaient à contourner les discriminations en faisant appel à leurs relations, mais le numerus clausus était néanmoins strictement appliqué (le pourcentage maximal de Juifs oscillait entre 3 et 5 %).

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Portrait de mon père, 1988 © Matviï Vaïsberg
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Discussion avec mon père, 1997, 80×100 cm © Matviï Vaïsberg

Les discriminations ouvertes ne s’appliquaient pas à ce qu’on appelait les « Juifs cachés » que tout un chacun s’employait à débusquer, en cherchant des Juifs dans leur généalogie, réelle ou imaginaire. Pour ce qui me concernait, avec une mère qui s’appelait Hartsman et un père qui s’appelait Vaïsberg, je n’étais pas du tout un « Juif caché ».

Ainsi, mon père a été rejeté de partout, tandis que ma mère a finalement réussi à faire des études par miracle, uniquement grâce à l’intercession du poète et académicien ukrainien Mykola Bajan, qui était notre voisin avant la guerre et qui connaissait mon grand-père.

Vous avez parlé de l’époque de vos parents, mais à votre époque, est-ce que cela avait changé ?

À mon époque, dans les années 1970, la situation n’était pas bonne non plus, mais difficile de dire précisément si quelque chose s’était amélioré ou non. En fait, il y avait des instructions secrètes qui circulaient dans les administrations : combien on pouvait « en » prendre, où on ne pouvait pas « en » prendre. Quand j’ai voulu entrer à l’Institut polygraphique de Kyïv, je savais très bien qu’en tant que Juif, il faudrait que j’excelle partout pour avoir ne serait-ce qu’une chance d’y arriver. Mais je savais aussi que cela ne suffirait pas et qu’il faudrait activer nos réseaux. On ne me l’a jamais caché. Il fallait bien rééquilibrer la situation d’une manière ou d’une autre. Ma mère avait un vaste cercle d’amis, y compris dans les milieux artistiques. Elle a remué ciel et terre, et c’est ainsi que j’ai réussi à obtenir une formation artistique.

Outre les questions de discrimination, pouvez-vous expliquer ce que signifiait pour vous être Juif, les aspects positifs de cette identité ?

Bien sûr, être Juif représentait pour moi bien plus que le simple fait d’être discriminé. D’abord, je savais que mon grand-père, Motl (Matviï) Hartsman, était un poète qui écrivait en yiddish. Malheureusement, quand j’étais petit, personne ne m’a enseigné la langue, et moi je n’étais pas très intéressé non plus. Pour ma grand-mère, le yiddish était non seulement sa langue maternelle mais aussi une langue qu’elle maîtrisait parfaitement d’un point de vue littéraire. C’est elle qui réalisait les traductions mot à mot des poèmes de mon grand-père pour les poètes ukrainiens qui les mettaient ensuite en forme. Quant à ma mère, elle comprenait seulement le yiddish, mais ne le parlait pas.

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Motl Hartsman, Gezand un shverd (Chant et épée), Moscou, éd. Sovetski pisatel, 1970, collection de la Maison de la culture yiddish, Paris. Photo : Clarisse Brossard.

J’étais très fière de mon grand-père, car c’était un poète, mais aussi parce qu’il était mort au combat en 1943, quelque part près de Kyïv. Mes deux grands-pères sont morts au front.

Et puis, il y avait aussi un phénomène de fierté réactionnelle : si nous sommes discriminés, limités, si on nous interdit tout, si on essaie de nous débusquer même quand nous sommes des « Juifs cachés », alors intéressons-nous au contraire à qui sont les Juifs, de Moïse à Albert Einstein, en passant par Jésus-Christ et Karl Marx.

Est-ce vous pourriez en dire plus sur la façon dont l’antisémitisme d’État fonctionnait ?

Je vais vous donner un exemple. Quand ma mère a cherché du travail, elle s’est rendue au ministère de la Culture. Le système était absolument pervers (plus tard, j’en ai fait moi-même l’expérience). Vous allez quelque part, vous savez qu’il y a un poste vacant. D’emblée, on ne vous dit pas « non », on vous demande souvent d’apporter une « pièce complémentaire », puis, soudain, à un certain moment, tout tombe à l’eau sans explication.

Ce jour-là, ma mère s’est rendue au ministère avec mon père qui était quelqu’un de très solide et combatif. Ma mère connaissait la vice-ministre de la Culture. Celle-ci lui a montré un document administratif qui stipulait que ma mère ne pouvait pas être embauchée à Kyïv en tant que Juive. Sur ce papier figurait une liste de tous les musées et autres institutions culturelles où elle ne pourrait pas être acceptée.

Mon père connaissait bien les rouages du système. Ce que le système craignait le plus, c’était que les choses soient rendues publiques. Car ce même système était basé sur une propagande officielle qui vantait l’internationalisme prolétarien, l’amitié des peuples, et l’absence d’antisémitisme officiel en URSS. Donc mon père, qui était myope, a demandé à voir le papier de plus près. On le lui a tendu, il l’a plié, l’a mis dans sa poche et est sorti. On lui a couru après, on lui a crié dessus, mais c’était trop tard. Après cela, mon père a écrit une lettre au journal Izvestia qui, à l’époque, était considéré comme le plus libéral. Finalement, après ce coup d’éclat, on a demandé à ma mère « où elle souhaitait être engagée ». Et c’est comme cela qu’elle s’est retrouvée embauchée au Musée d’histoire et y a travaillé pendant une trentaine d’années.

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Exodus, 1989, 90×118 cm, huile sur toile, collection privée (Chicago, USA) © Matviï Vaïsberg

Tout le monde disait à mon père : « Qu’est-ce que tu fais ? Impossible de lutter ! Tu vas t’attirer des ennuis ! » Mais lui, il répondait en citant Lénine (j’espère que vous me pardonnerez de citer Lénine !) : « Le mur est pourri : une pichenette suffit pour qu’il s’écroule ! » Ce genre de dissidents de gauche mettaient les autorités très mal à l’aide. Elles ne savaient pas quoi en faire. Il s’agissait de ceux qui disaient : « Écoutez, nous avons des lois, une constitution formidable, appliquons-la ! »

Malheureusement, l’antisémitisme est un aspect sombre de l’histoire de l’Ukraine. Mais ce sont des sujets dont on parle aujourd’hui, et dont on doit continuer à parler pour que cela ne se reproduise plus. Personnellement, je pense que ce ne serait plus possible dans l’Ukraine d’aujourd’hui. Vous savez, j’ai été surpris de découvrir qu’à l’âge de huit ans, mon fils ne connaissait pas le mot « Jyd » (« Youpin »).

Et vous, vous connaissiez ce mot à son âge ?

Et comment ! Je le connaissais depuis toujours, depuis le jardin d’enfants.

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Tu n’as pas mal, mon fils ?, 2002, 60х50 cm. Collection privée. © Matviï Vaïsberg

C’est donc un signe que le pays a énormément changé ? Comment cela s’est-il passé ?

Le pays a énormément changé, bien sûr ! Pour commencer, la « piataïa grafa » ( « cinquième paragraphe8 ») du passeport a disparu, et avec elle l’idéologie qu’elle véhiculait concernant l’appartenance ethnique des uns et des autres.

En 1991, les choses n’ont pas changé d’un coup, loin de là. L’indépendance nous est un peu tombée dessus de manière imprévue. À l’époque, cela ne semblait pas signifier grand-chose, alors que plus tard, cela s’est avéré être un jalon essentiel de l’histoire de notre pays.

Après le coup d’État manqué contre Gorbatchev en 1991, l’idéaliste que j’étais s’est rendu rue Ordjonikidze (actuelle rue Bankova) en espérant que les bâtiments du gouvernement seraient transformés en écoles et en hôpitaux, que le peuple pourrait profiter de toutes ces choses. En réalité, j’ai juste vu qu’on changeait les panneaux : à la place d’URSS, on écrivait partout « Ukraine ». En d’autres termes, il m’a semblé que rien ne changeait. Alors qu’en réalité, les choses ont bien commencé à changer, mais de manière non linéaire, dans une sorte de va-et-vient bizarre, comme un balancier. Dans ces années, il y a eu deux référendums. Le premier (17 mars 1991) a donné un score de 70 % des électeurs en faveur de la préservation de l’Union soviétique, ce que nos ennemis aiment à nous rappeler de temps à autre. Le référendum suivant, le 1er décembre 1991, a été complètement pro-ukrainien (92 % des votants en faveur de l’indépendance).

Concernant l’antisémitisme, le fait qu’il ait tant diminué (bien qu’il n’ait bien sûr pas entièrement disparu) est certainement lié à l’acquisition de l’indépendance, une indépendance pour laquelle nous payons maintenant le prix fort. Avec l’indépendance, l’antisémitisme, qui était un puissant mécanisme étatique soviétique, s’est retrouvé d’un coup obsolète et inutile.

Quelques années avant le Maïdan, j’avais peint une réflexion libre autour de la Haggadah de Sarajevo, un manuscrit enluminé du XIVe siècle. Plus tard, j’ai été inspiré par les gravures de Hans Holbein le Jeune sur l’Ancien Testament. J’ai commencé à remplir un mur avec cette série. En 2014, lorsque la Révolution de la Dignité (Maïdan) a commencé, ce n’était pas vraiment le moment de penser à la peinture. Mais au bout d’un mois, j’ai commencé à réfléchir et à regarder de près ce qui était en train de se passer en Ukraine. Et j’ai soudain compris qu’il se passait la même chose qu’il y a 3000 ans, le même mouvement de libération. Mon mur biblique sur la sortie d’Égypte s’est naturellement transformé en mur du Maïdan. Et quand on me demande ce que nous avons accompli avec le Maïdan, je réponds : « Nous avons quitté Pharaon. »

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Scène du Tanakh (inspirée par Hans Holbein le Jeune), 2006, 45×60 cm. © Matviï Vaïsberg
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Scène du Tanakh (inspirée par Hans Holbein le Jeune), 2012, 45×60 cm. © Matviï Vaïsberg
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Mur, 3 février 2014 (Maïdan), 45×60. © Matviï Vaïsberg
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Mur, 14 février 2014 (Maïdan), 45×60. © Matviï Vaïsberg
Clarisse Brossard

Clarisse Brossard est diplômée en relations internationales et agrégée de russe. Ses recherches concernent l’avant-garde yiddish en Ukraine.

Lien vers la publication originale : https://desk-russie.eu/2024/11/03/matvii-vaisberg-nous-avons-quitte-pharaon.html

Notes

  1. ATO (Opération antiterroriste) : nom donné par l’Ukraine à la guerre dans le Donbass entre 2014 et 2018 [toutes les notes sont de Clarisse Brossard].
  2. Ce journal de voyage en dessins a été publié chez Folio (Kharkiv) en 2023, accompagné par des poèmes de Serhiï Jadan sous le titre Dorojni chtchodennyk.
  3. Exposition ouverte le 14 mai 2023 dans le centre Avangard.
  4. « Babyn Yar – Natsionalny istoriko-memorialny zapovidnyk » ( « Réserve nationale historique et mémorielle de Babyn Yar »: institution publique à ne pas confondre avec l’initiative privée pro-Kremlin « Memorialny tsentr Holokostou “Babyn Yar” » ( « Centre mémoriel sur l’Holocauste « Babyn Yar » » qui a suscité de nombreuses polémiques en Ukraine, et dont il a été question ici (1) (2).
  5. Disponible en français dans la traduction d’Annie Epelboin : Anatoli Kouznetsov, Babi Yar, Paris, éd. Robert Laffont, 2011, 456 pp.
  6. Dans une version censurée.
  7. Catastrophe causée par une coulée de boue sur le quartier de Kourenivka le 13 mars 1961, qui aurait fait un millier de victimes. Les usines de briques de Petrov déversaient leurs boues dans un réservoir occupant le ravin de Babyn Yar. À la suite de fortes pluies, la digue de ce réservoir a cédé, déversant une vague de boue massive sur le quartier de Kourenivka.
  8. Le cinquième paragraphe du passeport soviétique indiquait l’appartenance ethnique. Le fait d’être Juif était considéré comme une appartenance ethnique et non une religion.


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