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Martin Buber et la spiritualité juive

Contributions

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par Maurice-Ruben HAYOUN (J Forum)

Entre Moses Mendelssohn et le Baal Shemtov.

Comme le montrait Wilhelm Dilthey dans son maître-livre intitulé L’événement vécu et la littérature (Das Erlebnis und die Literatur), on n’échappe pas à son passé ni à son essence première, ce qu’on a vécu trouve son chemin dans ce que nous écrivons. Et en effet, Martin Buber n’échappa pas à cette loi d’airain. De parents divorcés, sa mère s’enfuit avec son amant du domicile conjugua alors qu’il n’a que trois ans, les circonstances de la vie, de sa vie, vont le conduire là où elles l’ont conduit : devenir très familier de la littérature juive religieuse, d’une part, et scruter à bout portant le vécu du mouvement hassidique de son temps, d’autre part. Je rappelle ses dates de naissance et de mort (1878-1965). Il rendra l’âme à Jérusalem où il résidait depuis 1938.

Moses Mendelssohn

En raison de la défaillance du père, les grands-parents paternels vont l’élever à la fois matériellement et spirituellement. Il était en de très bonnes mains puisque son grand-père n’était autre que le grand érudit traditionnel Salomon Buber, grand bibliophile hébraïque auquel nous devons l’édition de précieux recueils midrachiques. Riche négociant, dirigeant de sa communauté,  homme de grande culture juive et profane, Salomon Buber va mettre à contribution son petit-fils en lui faisant relire des textes imprimés : le jeune Martin sera donc élevé sur les genoux de la littérature talmudique, ce qui va entièrement transformer son existence. Ce grand érudit, Salomon Buber n’était pas opposé à la haskala, d’autant qu’il vivait dans une cité comme Lemberg (Lvov) où il côtoyait aussi les membres de communautés hassidiques. Il connut donc cet affrontement à fleuret moucheté entre deux idéologies et une tentative de symbiose entre deux visions du judaïsme. Cette réunion était censée repousser l’assimilation.

Mais ce n’est pas tout ; on peut même dire que les fées se sont penchées sur son berceau puisque sa grand-mère était elle aussi férue de culture allemande et sut orienter ses lectures. Cette prise en main explique la grande qualité de la prose buberienne, notamment dans la traduction de la Bible, entreprise avec son ami Franz Rosenzweig. 

Franz Rosenzweig. 

Buber vécut dans un siècle où s’affrontent les Lumières et le hassidisme avec deux héros, Moïse Mendelssohn et le Baal Shemtov.  Il y a là une tentative de synthèse entre ces deux éléments pour faire échec à l’assimilation, mais aussi à la réforme qui commençait à gagner du terrain, au détriment de l’orthodoxie. Le hassidisme permettait aussi de scruter les replis les plus intimes de l’âme juive et d’agir au mieux de ses intérêts bien compris sur elle..

Le hassidisme, je le dis plus haut,  permet de scruter les replis les plus intimes de l’âme juive. Ce fut donc un remède contre la sclérose et la pétrification, deux évolutions qui menaçaient gravement la religion d’Israël. Mais, il faut ajouter à tout ce bain culturel un intérêt pour le sionisme politique qui ne se démentira jamais. C’est bien à Leipzig qu’il découvrira cette réalité politique du renouveau du peuple juif. Il prend part, comme orateur, au IIIe congrès sioniste de Bâle et rencontre à Zurich sa future épouse, Paula, laquelle n’était pas juive, mais le secondera fidèlement dans cette démarche.

Lisons ces citations qui nous montrent à qui nous avons affaire

« Que le sionisme se soit emparé de moi et m’ait intimement rapproché du judaïsme, ce ne fut là qu’un premier pas. A elle seule, la conscience nationale ne suffit pas à transformer l’homme juif. Il peut continuer à être tout aussi pauvre au plan psychologique tout en étant moins désarmé qu’auparavant. Celui pour lequel cette conscience nationale ne représente pas seulement une consolation, mais constitue un élan, mieux qu’une entrée au port,  une sortie en haute mer, pour celui-là c’est une métamorphose. C’est exactement ce qui m’est arrivé. 

Et en 1899, au IIIe congrès sioniste : Le sionisme n’est pas une affaire de parti, c’est une conception de l’univers.  Le développement de cette conception philosophique est le devoir de la propagande interne. Elle doit veiller à ce que ce complexe grandiose d’idées prenne de l’ampleur et parvienne à des distinctions des plus subtiles. Ceux que l’on se sera acquis par une telle propagande externe ne devront pas être des sionistes libéraux ou conservateurs, mais plutôt suivant le mode de l’homme ou de l’artiste. Ce résultat sera atteint par la propagande interne, le développement de la culture juive et l’éducation du peuple. 

Il est un personnage assez secret, peu connu, qui a gagné l’amitié de Buber dès qu’il accéda à l’âge adulte : il s’agit d’un révolutionnaire juif d’Allemagne, Gustav Landauer. Engagé dans les combats de rues à la fin de le la Première guerre mondiale en 1899 : Buber deviendra son légataire testamentaire universel. Buber s’entendait très bien avec cet homme qui eut une fin tragique: A son sujet, Buber dira :  nous ne voulons pas la révolution, nous sommes la révolution…

Mais revenons au développement de la vie de cet adolescent. À 15 ans, son père revient le chercher car il avait refait sa vie et pouvait désormais s’occuper de son fils. En quittant la Galicie, le jeune garçon emportait avec lui d’innombrables richesses ainsi qu’une familiarité rare avec les sensibilités juives de différents milieux, notamment dans le monde hassidique dont son grand-père, homme de grande richesse et de grande culture avait compris l’importance face à une modernité ravageuse. Buber va essayer de réparer cette fracture dans l’ensemble de son œuvre.

Baal Shemtov.

Installé avec son père à Vienne, Buber s’inscrit en février 1896 à l’université. Je ne peux pas le suivre dans tous ces détails, mais voici quelques titres d’une œuvre féconde et riche :

  Je et Tu. (Ich und Du)

Der Weg des Menschen (La voie de l’homme)

Mein weg zum chassidismus (Mon approche du hassidisme)

Geschcihten des rabbi Nachman (Histoires de rabbi NAHman)

Une terre et deux peuples

Développons quelques lignes de force de cette œuvre visant à régénérer le judaïsme de son temps et qui traversait une crise profonde. Il convenait d’exhumer l’humanisme hébraïque, l’humanisme biblique. Le hassidisme devait aider à lutter contre une assimilation effrayante. J’en veux pour preuve ce que dira plus tard Gershom Scholem dans son autobiographie allemande, De Berlin à Jérusalem, au sujet de cette jeunesse juive de son temps, en proie à un processus d’effilochage (Zerfaserungsprozess). Et à sa perte d’identité.

Par son engagement sans faille en faveur de la connaissance du judaïsme, par ses conférences auxquelles même un auditeur comme Kafka participera, Buber a montré que tout n’était pas perdu dans la lutte contre l’assimilation, notamment en redécouvrant l’âme du peuple juif grâce au hassidisme. Cette course désordonnée vers la culture européenne méconnaissait une réalité historique : la culture juive était constitutive de l’identité européenne. Alors, pourquoi rejeter le judaïsme ?

Il fallait canaliser ce vitalisme et cette énergie du hassidisme pour régénérer le judaïsme. D’où, comme chez Scholem, un grand intérêt pour la kabbale et l’essence de la langue. La création est langage. Cette approche mystique du langage a des relents kabbalistiques indéniables. Il ne faut pas oublier que le fonds mystique constituait l’arrière-plan théologique du hassidisme. Et aussi que c’était là l’héritage bubérien, conscient ou inconscient . En traduisant les livres de Scholem et en écrivant mon livre sur Martin Buber, je me suis rendu compte que tout l’arrière-plan de l’œuvre dépendait de Buber lui-même. Et Scholem a été parfois un héritier ingrat. Mais cela est une autre affaire.

Buber est entré dans l’histoire juive moderne en tant que partisan du sionisme culturel dont Ahad HaAm s’était fait le porte-parole. Buber écrira un beau texte en l’honneur du soixante-dixième anniversaire de ce grand représentant de la culture juive. Le sionisme lui-même n’est plus une simple idéologie politique, mais un ferment spirituel. 

Il y aurait encore tant de choses à dire, mais pour cela je renvoie à mon livre Martin Buber (Paris, Univers poche,2015). Buber a redonné vie à la jeunesse juive de son temps, il fut l’éditeur du journal Der Jude. ; la relation avec Scholem qui fut d’abord son disciple a mal fini, de la faute de Scholem, compensé par une grande amitié avec Rosenzweig et la traduction de la Bible (Verdeutschung).

Buber a subi l’influence de Nietzsche et de Bergson, entre autres. Il soutint sa thèse de doctorat en 1904 : Problème de l’individuation ; Nicolas de Cues et Jakob Böhme. Avant de s’intéresser à la mystique juive, Buber s’est penché sur la mystique chrétienne. C’est un fait à signaler.

Il est impossible de parler de l’homme et de son œuvre sans mentionner la traduction de la Bible avec Rosenzweig. La traduction de la Bible par Buber et Rosenzweig est un événement qui n’a pas été assez mis en avant, en raison de la Shoah qui jeta une lumière crue sur ce projet magnifique, mais gravement déformé par l’antisémitisme. En se faisant, ces deux savants juifs ont régénéré la philologie germanique. Même la traduction allemande de Luther n’égale pas cette œuvre immense.

L’œuvre de Buber qui lui a survécu et l’a placé dans l’histoire de la philosophie, c’est la relation à l’Autre. Le JE et TU, pour être moi-même, je dois d’abord parler à l’Autre. En lui disant TU je constitue mon JE, mon essence. JE s’accomplis au contact du TU. Plus tard, chez Levinas, cela deviendra : mon moi, ce sont les autres. Enfin, toute vérité est rencontre, rencontre avec l’autre. C’est le sens du terme allemand : Begegnung.

Mais la vie est là pour rappeler à Buber que sa mère l’a privé de son affection durant des décennies. Lorsqu’il reverra sa génitrice quelques instants, il sera dominé par un sentiment de profond malaise. Les yeux bleus de cette femme qui l’avait rejeté après l’avoir mis au monde lui paraissaient avoir un reflet d’acier. La Begegnung devint une Vergegnung, une rencontre ratée.

Mais les grands hommes savent transcender les aléas de l’existence. Buber et Rosenzweig vont fonder le freies jüdisches Lehrhaus de Francfort sur le Main. En 1923, Buner est chargé de cours à l’université de Francfort-sur-le-Main et en 1930 professeur de philosophie des religions (vergleichende religionsphilosophie). Et enfin, en 1938 professeur de philosophie sociale à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Mais Buber voulait une chaire sur l’histoire du judaïsme, ce que les plus consécrateurs du sénat de l’Université lui refusèrent en raison de ses idées avant-gardistes.

Avec quelques autres sionistes libéraux, Buber fondera la Berit Chalom avec Léon Magnes et Ernst Akiba Simon. Ce parti œuvrait au rapprochement avec les Arabes. Les sévères diront que Buber s’est trompé sur presque tout, sauf sur un point : il avait prévu que si l’on optait pour un État juif au lieu de jeter son dévolu sur un état binational, cet état juif ne connaîtrait pas une seule journée de paix véritable.

Éternel recommencement. Travaux de Sisyphe… 

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève.


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