Les paradoxes de l’antisémitisme actuel
Contributions
Publié le 14 novembre 2024
Henriette Asséo et Claudia Moatti (K.LaRevue)
Comment expliquer le désarroi de la conscience européenne face à la montée de cet antisémitisme qu’elle s’était promis de ne “plus jamais” tolérer ? Les historiennes Henriette Asséo et Claudia Moatti interrogent dans ce texte les paradoxes d’une Europe confrontée à la tentation identitaire[1].
« Le peuple juif, du fait de sa dissémination en tous lieux, a dignement servi, de ce point de vue, la civilisation des peuples qui l’hébergeaient ; mais hélas, tous les massacres de Juifs du Moyen Âge n’ont suffi à rendre cette période plus paisible ni plus sûre aux frères chrétiens. »
Freud, Malaise dans la civilisation
Ces lignes résonnent étrangement dans notre monde contemporain. Elles font écho au malaise qui nous étreint aujourd’hui, pour les mêmes raisons. Historiennes l’une et l’autre, nous pensons toutefois que ce malaise ne nous empêche pas de comprendre le présent, qu’après tant de travaux critiques sur l’extermination des Juifs au XXe siècle, nous pouvons le faire sans esprit partisan, en refusant toute assignation identitaire. La désespérance morale et intellectuelle partagée ne relève pas d’une « mauvaise conscience » dont parle aussi Freud, laquelle rendrait les Occidentaux incapables d’agir et de se défendre, mais d’une lucidité devant les actes antisémites qui se multiplient : ici l’incendie d’une synagogue à Montpellier, là des attaques au couteau en Allemagne et en Angleterre, ailleurs la décision d’un libraire américain de déprogrammer une rencontre littéraire car l’un des interlocuteurs est « sioniste », ou encore le tombereau d’injures proférées en Italie contre Liliane Segre, nonagénaire, survivante d’Auschwitz.
Soyons claires : nous sommes bouleversées par ce qui se passe à Gaza et nous pensons que seule une solution politique peut régler dignement le conflit israélo-palestinien. Mais la surenchère actuelle constitue un symptôme qui révèle trois paradoxes, lesquels ont renversé nos certitudes : pourquoi le massacre antisémite du 7 octobre a-t-il provoqué une telle haine antisémite ; pourquoi des mouvements politiques de gauche, dont la vocation est de contester l’ordre établi, plaident-ils en faveur d’un groupe terroriste, contre-révolutionnaire et réactionnaire qui opprime son propre peuple ; pourquoi enfin l’Europe ne parvient-elle pas à énoncer clairement l’offensive dont elle fait l’objet, et pourquoi le « plus jamais ça », qui a constitué le fondement de la conscience européenne depuis la Seconde Guerre mondiale, ne résiste-t-il pas ?
Premier paradoxe. 7 octobre 2023 : une réponse antisémite globalisée à des massacres antisémites
Il y eut tout d’abord l’explosion de l’antisémitisme dans le monde depuis les massacres perpétrés sur le sol israélien par le Hamas et ses affidés, l’onde de violence et de haine qui s’étendit chaque jour davantage, jusqu’à ce silence assourdissant de l’ONU le 21 août 2024 : pas un mot pour les victimes du Hamas lors de la journée de soutien aux victimes du terrorisme mondial ! Nous ne devrions plus être étonnés. Une déclaration signée par trente-quatre organisations et rédigée par le Comité de solidarité avec la Palestine à l’université de Harvard commençait ainsi : « Nous tenons le régime israélien pour être entièrement responsable de toutes les violences qui se déroulent » […] « Les massacres à Gaza ont déjà commencé […]. Le régime d’apartheid est le seul à blâmer. La violence israélienne structure chaque aspect de l’existence palestinienne depuis soixante-quinze ans […]. Les jours à venir exigeront une position ferme contre les représailles coloniales. Nous appelons la communauté de Harvard à prendre des mesures pour mettre fin à cette annihilation des Palestiniens ». C’était le jour même du massacre, le 7 octobre 2023[2].
Ainsi, les Israéliens qui ont été assaillis selon un mode opératoire spécifique, en tant que civils (hommes, femmes, enfants de tout âge), qui ont été violés, torturés, humiliés et pris en otages, n’auraient pas vocation à être considérés comme des victimes du terrorisme ! Aux yeux de l’ONU, comme de bien d’autres, ils sont les seuls responsables de leur sort, les seuls coupables en tant que peuple oppresseur, en tant qu’“État colonial”. Quant aux Juifs de la diaspora, ils sont souvent traités comme des complices d’Israël, sans aucune considération de leur nationalité, sans qu’aucun compte ne soit tenu de leurs positions critiques à l’égard du gouvernement israélien actuel.
Le silence de l’ONU ranime le souvenir de la conférence mondiale de Durban, qui, en 2001, après la seconde Intifada, dénonça Israël comme le seul pays raciste au monde. Au nom de l’antiracisme, de l’émancipation du genre humain, de nombreux peuples, pourtant si différents les uns des autres, se mirent à crier « Mort aux Juifs » et « Mort à Israël », plaçant en équivalence la haine des Juifs du monde entier (antisémitisme) et le combat contre l’État d’Israël (antisionisme). Depuis le 7 octobre, les réseaux sociaux résonnent de cris de haine jusqu’à cette vidéo névrotique de la plumitive italienne, Cecilia Parodi, militante propalestinienne et « amoureuse de Sinwar » : « Je déteste tous les Juifs du monde, et tous les Israéliens et les sionistes. Jusqu’au dernier d’entre eux. Vous me dégoûtez, etc. ».
Deuxième paradoxe. Mobilisations d’étudiants et d’une certaine gauche radicale
Dans les pays occidentaux, des étudiants des plus prestigieuses universités et des responsables politiques d’une certaine gauche radicale se sont très vite inscrits dans la même logique, bien avant la réponse militaire d’Israël : ils ne voyaient donc pas alors le problème moral qu’il y avait à s’indigner du sort des Palestiniens sans éprouver en même temps une compassion ou une solidarité envers les Israéliens massacrés, à soutenir la population de Gaza sans condamner les actions du Hamas, et à arracher les photos des otages ? Tel est le second paradoxe qu’il nous faut expliquer : le choix radical d’étudiants venant d’horizons très divers en faveur, non de la paix, mais des Palestiniens, à l’exclusion de tout autre groupe opprimé dans le monde (les Ouïghours en Chine, les Rohingyas en Birmanie, les Soudanais, les Ukrainiens), du sort des femmes afghanes, de la lutte des femmes iraniennes, sinon même de la question de la femme en Islam). Ce choix sans nuance, et par-là significatif, a favorisé l’infiltration dans les lieux de savoir de groupes islamistes devenus très influents : Students for Justice, si efficace à Columbia, ou Samidoun, qui a joué un grand rôle dans l’occupation de l’École Normale Supérieure de Paris. André Glucksman avait vu juste en 2004 : « Pourquoi le terrorisme palestinien est-il le seul terrorisme à ne pas être condamné dans le monde ? Il n’y a qu’une explication : c’est que leur cible est très particulière, ce sont des Juifs ».
Ces militants s’inscrivent en fait dans un mouvement anti-occidentaliste, largement partagé dans le monde aujourd’hui et dont les racines sont multiples. Dans les pays occidentaux, ce mouvement s’inspire à la fois d’un anticapitalisme militant et de la critique scientifique de la domination européenne sur le monde, qui, à partir des années 1990, a tenté de restituer aux peuples colonisés leur rôle d’authentiques acteurs de l’histoire et de dénoncer la destruction ou le recouvrement des cultures locales par les impérialismes. Ce champ de recherche a indéniablement permis de mieux comprendre le processus de colonisation et le rôle de la culture dans la domination de l’Europe, mais, d’une part, il a le plus souvent imposé une vision manichéenne du monde (le colon et le colonisé devenant deux « essences » en miroir), d’autre part, il a principalement fait porter la critique sur les pays occidentaux, passant outre les dominations extra-européennes. Or, selon cette logique, partagée par tous les pays du Proche-Orient pourtant en conflit constant entre eux, l’État d’Israël concentre toutes les caractéristiques exécrées de l’occidentalisme et du colonialisme – ce qui « explique » les dénonciations réitérées devant les instances internationales.
Depuis le 7 octobre, toutefois, la dénonciation d’Israël a changé de nature : d’État colonialiste pratiquant une oppression sur des territoires occupés, il est accusé d’être par essence un État colonial. Abolie donc toute distinction entre sa souveraineté territoriale, reconnue par la communauté internationale en 1948, et les colonies installées en Cisjordanie ; abolie aussi la mémoire de sa fondation, qui, comme l’avait rappelé avec force Albert Memmi, fut la réponse nationale aux discriminations que les Juifs avaient connues partout dans le monde, y compris dans les pays musulmans, de même que la formation des États-nations arabes avait répondu à l’oppression des colonisateurs. Voilà comment l’existence d’Israël se trouve aujourd’hui délégitimée. Et ce jugement est sans appel : « Se déclarer propalestinien, écrivait le romancier israélien Etgar Keret, […] c’est renvoyer les Juifs dans le camp des oppresseurs sans possibilité de débattre, c’est définir les autres comme des ennemis[3] ». Les autres, c’est-à-dire Israël, l’Occident, les Juifs. Anti-occidentalisme, antisionisme et antisémitisme se conjuguent le plus souvent en effet : le « New York Times » du 19 août 2024 rapportait que, dans les manifestations propalestiniennes des campus, « des manifestants ont arraché des drapeaux américains et défiguré une statue de Georges Washington en y inscrivant le mot ‘génocide’ ».
Le paradoxe tient en ceci que, au nom de la lutte anti-impérialiste et anticolonialiste, ces étudiants et certains membres de l’extrême gauche occultent la nature à la fois réactionnaire et totalitaire, terroriste et antisémite du Hamas. Cela n’est certes pas si nouveau : après la guerre des Six Jours, Edwy Plenel avait exhorté les « révolutionnaires » à ne pas « se désolidariser de Septembre Noir », responsable de l’assassinat des sportifs israéliens aux Jeux olympiques de Munich en 1972. Et en 2005 le philosophe Alain Badiou, dans Portées du Mot « Juif » (Éditions Lignes), tout en affichant une condamnation de l’antisémitisme, avait fait deux propositions radicales, devenues banales aujourd’hui : 1) il faut « dénommer les Juifs », faire du « nom Juif », nazifié par Hitler, un « mot commun » qui désignerait tout opprimé : les Palestiniens seraient donc les vrais juifs tandis que ceux de la tradition incarneraient le déclin des États-nations et des démocraties libérales ; 2) il faut dénommer Israël, État brutal, capitaliste et colonial, et nommer “Palestine” le nouvel État. Badiou n’est pas un antisémite de tradition, il est l’antisémite accompli par ce tour de passe-passe rhétorique qui conduit à la dissolution finale des Juifs.
En désignant le Hamas comme un parti de la résistance et en refusant de dénoncer sa nature terroriste, la gauche radicale est allée encore plus loin : elle a accepté de cautionner un islamisme politique, ce qu’elle défend en accusant d’islamophobie tous ses adversaires. Au nom de l’émancipation des peuples du Proche-Orient et du Maghreb, cette gauche autoproclamée progressiste se trouve donc associée à un mouvement protéiforme dont l’idéologie est en tout état de cause contre-révolutionnaire et dont le projet est d’instaurer la “charia” sur toute terre, purifiée de tout chrétien et débarrassée des Juifs. Réalisé en Iran, en Afghanistan ou dans le califat de Raqqa, ce projet est aujourd’hui revendiqué par le Hamas, le Hezbollah, Al-Qaïda, le Jihad islamique, Daesh, Boko Haram et par les mouvements islamistes des pays occidentaux (par exemple le parti Islam en Belgique, créé en 2012 et doté désormais de représentants au Parlement fédéral à Bruxelles). Tous ces mouvements sont certes concurrents, mais ils s’entendent sur la nécessité d’islamiser le monde tandis que la guerre de Gaza leur offre la possibilité de s’unir dans la détestation d’Israël. Or tous ces mouvements sont incompatibles avec la conception européenne du politique, qui est non théocratique et non hétéronome.
Mais, pour les membres de cette gauche radicale, l’enjeu le plus urgent est d’apparaître comme protecteurs de tous les immigrés, considérés comme la relève prolétarienne révolutionnaire au moment où les ouvriers ont déserté leurs rangs. Une stratégie non pas électoraliste, comme le suggérait un article du Monde, mais militante, fondée toutefois sur un syllogisme honteux, selon lequel les immigrés étant en majeure partie musulmans et les musulmans antisémites, il est bon de cultiver au mieux l’ambiguïté, au pire l’antisémitisme. Mais ce syllogisme nuit à tous : à la société occidentale, menacée de fragmentation par la logique identitaire, aux Juifs car il attise la haine, aux musulmans qui sont tous assignés à une identité antisémite et obligés de prendre parti sans nuance pour les Palestiniens.
Les contradictions du monde arabo-musulman
“Il est trop commode de se susciter un ennemi unique, quasi mythique, en face duquel on peut poser une unité illusoire.”
Albert Memmi, Juifs et Arabes, Paris, 1974, p. 152
Il est vrai qu’un antisémitisme musulman est bien présent en Occident, où il associe les formes traditionnelles de l’antijudaïsme chrétien (les Protocoles des Sages de Sion, ce faux complotiste et antisémite russe publié en 1903 est un des textes les plus lus dans le monde musulman), et des formes spécifiques à l’Islam qui considèrent le Juif comme l’ennemi absolu. Selon Gunther Jikeli, environ 50% des actes antisémites en France ont été ces derniers mois le fait de musulmans, sans qu’il y ait de relation entre la discrimination sociale, la pauvreté et ces actes.
De leur côté, les États musulmans n’ont cessé d’alimenter l’antisémitisme de leurs diasporas qu’ils partagent aussi avec leurs peuples : oppresseurs et opprimés se retrouvent dans la détestation des Juifs ; ils n’ont cessé aussi de nourrir un anticolonialisme contre l’Europe alors même que l’Empire ottoman fut colonialiste ; ils affichent aujourd’hui enfin un soutien aux Palestiniens tout en refusant de les accueillir sur leur sol. Autant de stratégies de la part des oligarchies locales pour tenter de se maintenir au pouvoir et de s’exonérer de leurs échecs. Mais la crise des nationalismes modernes laïcs est bien réelle ; elle explique la défaite du « printemps arabe » et l’émergence puis l’extension à une échelle inédite de la contre-révolution islamiste théocratique et totalitaire, qui est en rupture avec toutes les traditions éclairées musulmanes et qui s’appuie sur une population majoritairement âgée de moins de trente ans, dont l’éducation religieuse a été conduite selon des principes opposés aux valeurs séculières portées par les nationalismes post-ottomans.
Sans doute, certains gouvernements musulmans ont tenté d’empêcher les islamistes de prendre le pouvoir : ce fut le cas en Algérie en 1992, ce qui provoqua une guerre civile meurtrière de dix ans – le mode opératoire des islamistes du FIS n’étant pas sans rappeler les massacres du 7 octobre, preuve qu’il n’est pas besoin du colonialisme européen pour justifier une épuration ! Mais de manière générale, dans le monde arabo-musulman, l’islamisme politique, porteur d’un retour à l’Islam conquérant et religieux, est devenu un acteur essentiel, y compris en Algérie. Au mythe de la grande nation arabe des années 1970 et à l’échec du panarabisme, il substitue le mythe d’un panislamisme à vocation universelle : comme jadis, la concurrence acharnée entre les différents Islams est occultée quand il s’agit de s’en prendre à l’Occident et à Israël.
Ce projet de reconquête, le dessein affiché de purifier cet espace de tout ce qui le déprave et le contamine construisent un monde désormais divisé entre « eux » et « nous ». Pour les islamistes, l’ennemi principal et lointain, ce sont bien les États-Unis ; l’ennemi visible, immédiat, le plus proche, c’est Israël, figure de proue de cet Occident honni, et, avec lui, les Juifs. Si la terre a pour vocation métahistorique d’être musulmane, comment tolérer que les Juifs puissent y former un État indépendant, remporter des victoires militaires, alors que dans l’Oumma, la communauté musulmane, ils ne sont acceptés que comme des dhimmis, un statut subordonné partagé avec les Chrétiens ?
Dans l’ensemble du Moyen-Orient, le projet doctrinal de ré-islamisation rigoriste portée par les islamistes est une rupture radicale avec tous les projets antérieurs de panarabisme. Il impose non seulement le refus des Chrétiens et des Juifs, véritable amnésie par rapport au passé national ou impérial, mais l’étouffement de la civilisation musulmane historique ouverte : la liquidation des héritages byzantin et chrétien d’Orient en est l’une des manifestations, la disparition des communautés juives sépharades autochtones en est une autre. La présence de ces dernières aurait permis aux États arabo-musulmans dont elles avaient fait partie depuis si longtemps de construire des communautés politiques non ethniques : à la différence des Juifs occidentaux qui ont été contraints de chercher un compromis entre fidélité patriotique et ouverture cosmopolite, les Sépharades pouvaient espérer et imaginer une transposition de leurs modes de fonctionnement dans le cadre de la modernisation des États musulmans à laquelle ils participèrent activement. Or c’est le contraire qui s’est passé : ils ont dû massivement quitter les pays musulmans après la guerre des Six Jours tandis que le principe des nationalités était, dans le monde musulman, transformé par le nationalisme ethnique. Désormais, l’ethno-politique islamiste implique aussi la soumission des minorités autochtones comme les Kabyles ou les Kurdes, ou leur extermination dans le cas des Yézidis, conduite par Daesh.
Paradoxes européens
Au moment où les démocraties occidentales sont l’objet de l’offensive islamiste, associée dans ce combat à bien d’autres forces totalitaires (la Russie, l’Iran, les partis extrêmes internes aux démocraties), l’Europe se montre incapable de définir politiquement la nature de cette subversion, qui manie à la fois l’acte meurtrier visant à détruire les institutions occidentales et l’acte antisémite spécifique. Il est remarquable, par exemple, que le sursaut politique international après les attentats de Charlie-hebdo en 2015 n’ait pas été suivi d’une politique et d’un discours précis sur le terrorisme islamiste, qui auraient permis de dissiper le flou actuel. Le choix opéré parallèlement par les islamistes de frapper des individus pris au hasard, tout en se réservant des cibles spécifiquement juives, désarme le raisonnement. Cette pratique « des mille entailles » – tuer n’importe qui, n’importe quand, n’importe où, avec n’importe quoi – dote les attaques d’une temporalité imprévisible et rend le donneur d’ordre invisible, même si l’usage perfectionné des réseaux sociaux, l’existence d’un mode opératoire nouveau – le couteau a remplacé les kamikazes ou les détournements d’avion –, le maintien des attentats de masse montrent bien que la séquence actuelle relève de décisions concertées.
C’est notre troisième paradoxe : comment expliquer que l’Europe ne parvienne pas à nommer la menace et à défendre ce qui constitue le fondement de sa conscience, le « plus jamais ça » ? Il ne suffit donc pas d’avoir fait reculer le négationnisme et d’avoir placé Auschwitz au centre de la conscience européenne pour mettre fin à ce fléau et pour garantir la compréhension des temps présents ?
Nous ne pouvons que constater en effet le désarmement intellectuel devant, d’un côté, une offensive institutionnelle cohérente du type ONU et, de l’autre, des actes terroristes quasi hebdomadaires, qui sont désignés de manière neutre comme ceux « d’assaillants » contre des « victimes ». Exemple aussi parlant qu’absurde de ce refus de nommer, la décision du chancelier Olaf Scholz, en réponse à l’attentat de Solingen le 24 août 2024, de restreindre la circulation des armes blanches sans qualifier les auteurs de ces actes – une réponse d’autant plus cocasse que Solingen a toujours été la capitale historique de la coutellerie dans ce pays ! Certains entretiennent à l’envi ce déni : l’incendie de la synagogue de la Grande Motte le 26 août 2024 par un Algérien affublé d’un drapeau palestinien fut qualifié par Jean-Luc Mélenchon, non d’acte antisémite, mais, par une esquive symptomatique du mot Juif, d’atteinte à la laïcité et d’agression contre des « croyants » :
« Incendie criminel contre la synagogue de La Grande-Motte. Intolérable crime. Pensées pour les fidèles et les croyants ainsi agressés. La laïcité et la liberté de conscience est fille de la liberté des cultes. Nous ne l’oublions jamais. »
La crise mondiale de l’information ne fait que renforcer la tendance à une vision sélective et euphémisée des faits : ainsi le viol d’une adolescente juive de 12 ans à Courbevoie le 15 juin 2024 fut bien rapporté comme un acte antisémite mais ni la presse ni les politiques n’ont caractérisé ses trois violeurs. Malheureusement le déni de réalité ne préserve personne : pas plus les musulmans européens que les autres.
La faiblesse européenne tient à deux raisons principales. Premièrement, l’Europe a été prise au piège de son propre discours sur l’anti-colonialisme et sur l’auto-détermination des peuples qui ont conduit à l’inflation des doléances réparatrices et ont nourri une culpabilité sans fin. Or, certains partis de gauche, le parti travailliste du temps de Corbyn, la LFI et bien d’autres formations de gauche (le NPA), en instillant une phraséologie antisémite au nom de la solidarité à l’égard des peuples anciennement opprimés, ont rendu difficile voire impossible toute mobilisation concertée contre les atteintes à la démocratie libérale : en d’autres temps, pourtant, cette stratégie et ce discours auraient été identifiés comme étant franchement d’extrême-droite.
Deuxièmement, l’inflation langagière de ces partis contre le colonialisme a eu pour effet de déconnecter une fois pour toutes l’Europe de son histoire et de la transformer en une entité abstraite responsable de tous les maux impérialistes. Or ce processus de déshistoricisation a aussi touché la Seconde Guerre mondiale et la Shoah à mesure que l’ampleur du génocide s’inscrivait dans les consciences européennes. Cette évolution, que signale par exemple le glissement de la notion de « barbarie allemande » à celle de « violence des nazis », a favorisé la construction d’un discours lénifiant sur la démocratie et sur la collaboration pacifique des nations et a isolé le phénomène de l’holocauste du projet global de « guerre d’extermination » réalisé par Hitler en vue de l’asservissement de tous les peuples européens. Dès lors, les catégories de cette époque ont été à leur tour déshistoricisées : « nazis », « génocide », « juif » sont devenus des termes abstraits, triviaux, des concepts opératoires pour désigner d’autres contextes – les Israéliens et les Juifs sont ainsi qualifiés de nazis, les Palestiniens de vrais Juifs – mais aussi pour mettre à exécution des lignes politiques effectives, comme la campagne russe de « dénazification » de l’Ukraine, dont la formulation s’inspire directement de celles de l’Union soviétique des années 1970-1980. L’inversion des conjonctures historiques est un des effets de cette déshistoricisation de l’Europe.
Cet usage déconnecté du langage affaiblit la conscience historique et produit approximations, simplifications, distorsions, confusion entre faits et opinions. La Cour internationale de Justice, par exemple, émit un avertissement, en janvier 2024, estimant qu’il existait « un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé » à la population de Gaza et elle invita le gouvernement israélien à « prendre toutes les mesures pour éviter des actes de génocide » ; de nombreux mouvements, qui proféraient depuis le début une accusation de génocide, voulurent aussitôt confondre cet avertissement avec un jugement définitif. De même, les requêtes déposées par le procureur de la Cour pénale internationale, qui n’avait pas retenu le chef d’accusation de génocide, furent comprises et revendiquées comme des jugements définitifs.
Enfin le défaut d’historicité aggrave dans chaque pays l’oscillation idéologique des partis politiques. En laissant instiller des propos antisémites de la part de son personnel politique, cette partie de la gauche radicale rejoint et exonère les populistes identitaires d’extrême droite, alors même que chaque camp se considère comme l’ennemi irréductible de l’autre. De façon opportune, elle dit tout haut ce que nombre de groupes d’extrême droite européens diffusent à bas bruit. Or le but de ces populismes d’extrême droite est de subvertir des instances européennes pour mieux en combattre l’esprit. Leur « nationalisme de rétractation », en particulier dans l’Europe médiane, ne consiste pas seulement à refuser les immigrations extra-européennes, mais à limiter la circulation intra-européenne et le cosmopolitisme, qui ont toujours été, pour eux, comme pour les héritiers du stalinisme, l’expression « d’une culture juive » délétère. Au point de rencontre des deux, c’est bien l’esprit européen lui-même qui est en fait renié.
Ainsi, l’antisémitisme actuel s’inscrit dans une configuration européenne qui est l’inverse de celle de l’Entre-deux-guerres. Le plus grave est que ces discours éclatés et très minoritaires, produits par des forces qui se prétendent antagonistes, peuvent fort bien être agrégés dans des situations d’exception et favoriser des collusions objectives offensives, à l’intérieur comme à l’extérieur des États européens.
L’assignation et l’auto-assignation identitaire
Alors que les mouvements totalitaires cherchent à faire du Juif l’ennemi unique, l’antisémitisme n’est toutefois en Europe ni systémique ni doctrinal. Il ne fait pas partie de l’agenda des États ni ne reflète les aspirations des peuples. La grande manifestation française contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023 fut organisée par les Présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale ; les dirigeants européens multiplient les déclarations officielles sur l’ignominie des crimes antisémites ; les directions des établissements de savoir (universités, École normale supérieure, Institut de sciences politiques) ont finalement refusé de céder aux « injonctions » des manifestants propalestiniens de renoncer aux accords scientifiques avec des institutions israéliennes.
Les institutions européennes résistent donc : nous sommes loin des années 1930.
Cependant il existe quelques indices alarmants. Le choix du maire de Londres, Sadik Khan, d’ouvrir une ligne de bus réservée aux Juifs, à la demande des orthodoxes, afin que ces derniers « se sentent en sécurité dans leurs déplacements », révèle l’ambiguïté des revendications et des politiques identitaires. En réclamant la séparation au nom de leur sécurité, les Juifs religieux se réinscrivent dans le continuum d’une exclusion ancestrale ; leur demande se révèle aussi inquiétante que la réponse de la municipalité de Londres, qui qualifie cette « protection » de « ségrégation positive » ! Manière en fait de désengager l’État du devoir de protéger tous ses citoyens à égalité ; c’était aussi pour désengager l’État des affaires familiales des musulmans que, en 1982, Margaret Thatcher laissa installer en plein cœur de Londres un premier tribunal de la charia.
Les sociétés occidentales, de plus en plus fragmentées, sont confrontées à une menace fondamentale : la tentation identitaire, qui semble la seule réponse aux limites de la démocratie libérale. Or l’ethnopolitique, qui favorise la pénétration islamiste et la dérive antisémite en Europe, met en danger l’idéal de coexistence pacifique des individus et des communautés, elle conduit à la négation du pluralisme démocratique et à la destruction de la chose publique.
Henriette Asséo et Claudia Moatti
Professeur à l’EHESS et membre du CRH, Henriette Asséo a institué une histoire européenne des Tsiganes. Elle a participé à l’entreprise collective du Mémorial des Judéo-espagnols déportés de France, paru en 2019. Elle s’intéresse aux rapports entre enracinement et principe de circulation dans l’histoire européenne.
Professeure émérite à Paris 8 et professeure à l’University of Southern California, Claudia Moatti est spécialiste d’histoire antique. Privilégiant une approche comparatiste, elle a travaillé sur les mobilités et migrations en Méditerranée de l’antiquité à l’époque moderne, ainsi que sur la langue du politique (Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018).
Notes
1 | Ce texte a été écrit en août 2024 et publié par la Rivista storica italiana (CXXXVI, 3) le 7 octobre 2024. |
2 | Cité par Günther Jikeli, « Pluie de cendres sur les universités américaines », Cités 2024/2, n. 98, pp. 129-38. |
3 | K., les Juifs, l’Europe, le XXIe Siècle : « Etgar Keret : « Lorsque vous dites qu’Israël commet un génocide, je ne veux pas avoir la moindre conversation avec vous. » |