Le problème juif (et communiste) de la Pologne
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Publié le 28 octobre 2024
par Arlene Stein (K.LaRevue)
Où en sont les Polonais dans leur rapport à la question juive depuis la fin de la période soviétique ? C’est ce qu’Arlene Stein est allée demander à Anna Zawadzka, sociologue et spécialiste de l’antisémitisme polonais. Des purges « antisionistes » menées par les communistes à ses souvenirs d’enfance, elle raconte les difficultés rencontrées par la communauté juive polonaise et les absurdités d’un pays qui dénie son histoire.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, trois millions de Juifs vivaient en Pologne. La grande majorité d’entre eux ont été assassinés par les nazis. La plupart de ceux qui ont survécu dans la clandestinité ou, plus souvent, en s’exilant en Union soviétique, ont émigré à l’Ouest. Mais beaucoup de ceux qui avaient été communistes avant la guerre sont rentrés en Pologne pour tenter d’y bâtir une société égalitaire. Cependant, le Parti n’a pas réussi à combattre les attitudes antisémites profondément enracinées et les a même parfois exploitées à des fins politiques, ce qui a entraîné des vagues successives d’émigration. Il en résulte que seuls 15 000 Juifs environ vivent encore aujourd’hui en Pologne, l’une des sociétés les plus homogènes au monde sur le plan ethnique et religieux.
En Occident, nous avons tendance à considérer que la chute du communisme a ouvert la voie à une plus grande liberté pour les minorités religieuses et autres. Il est vrai qu’après les décennies de silence de l’après-guerre, le secteur polonais du patrimoine juif — qui comprend un musée étincelant dans le centre de Varsovie, un festival annuel de la culture juive à Cracovie et des milliers d’initiatives locales en vue de fouiller ce passé — est en pleine effervescence. Peut-on en conclure pour autant que la Pologne est en passe de surmonter son problème juif ?
Dans un nouvel ouvrage intitulé More than a Stereotype [Plus qu’un stéréotype], la sociologue polonaise Anna Zawadzka examine l’évolution des formes d’antisémitisme dans la culture polonaise et nous met en garde contre ce genre de conclusions hâtives. Zawadzka, professeure adjointe à l’Institut d’études slaves de l’Académie polonaise des sciences, fait partie d’une jeune génération de chercheurs qui considèrent l’histoire de l’antisémitisme comme un élément clé de la culture politique contemporaine de la Pologne et d’autres pays postcommuniste – Arlene Stein.
Arlene Stein : Au début des années 1990, lorsque j’ai commencé à visiter la Pologne, il y avait peu de signes de la présence millénaire des Juifs dans ce pays. Il était difficile de trouver des preuves de cette culture autrefois florissante, ou de monuments rappelant sa destruction. Cela était vrai même à Varsovie, qui, avant la guerre, était pourtant la capitale de l’Europe juive. Aujourd’hui, en revanche, les thématiques juives suscitent un grand intérêt. Le changement est frappant. Quelles conclusions pouvons-nous en tirer sur le statut des Juifs et de l’antisémitisme dans la société polonaise ?
Anna Zawadzka : L’antisémitisme contemporain s’exprime à travers la culture dans divers espaces. Il y a moins de gens qui croient que les Juifs dirigent le monde ou les médias. Cela ne signifie pas pour autant que l’antisémitisme a disparu, mais plutôt qu’il prend des formes différentes. L’un des fondements de l’antisémitisme polonais actuel est le besoin obsessionnel de rivaliser avec les Juifs pour ce qui est de la souffrance collective. Les Polonais sont convaincus d’avoir été aussi persécutés que les Juifs pendant la guerre. Dès les années 1990, ils pensaient que la plupart des personnes mortes à Auschwitz étaient des Polonais. Certes, nombre de victimes avaient une identité polonaise, mais elles ont été tuées à Auschwitz parce qu’elles étaient juives et non parce qu’elles étaient polonaises. De nos jours, on observe une tendance marquée à calquer l’expérience polonaise du nazisme et du communisme sur le modèle de la Shoah [d’aucuns emploient le néologisme barbare d’« holocaustisation »], un phénomène d’une ampleur saisissante. L’antisémitisme s’exprime également dans les mythes nationaux sur l’attitude prétendument admirable des Polonais à l’égard des Juifs. Nombreux sont ceux qui croient aujourd’hui aux contes de fées sur la fraternité judéo-polonaise d’avant-guerre et sur l’aide apportée par la majorité des Polonais aux Juifs pendant le conflit.
En Pologne, si vous voulez savoir ce qui se passe dans le domaine de l’antisémitisme, plutôt que d’observer de petits groupes d’extrémistes, concentrez-vous sur les résultats de la politique visant à célébrer une histoire officielle honorable à grand renfort de subventions.
AS : Par conséquent, si le silence autour des thématiques juives en Pologne est bien moins grand aujourd’hui qu’il y a une ou deux décennies, cela n’implique pas nécessairement des progrès dans la lutte contre les séquelles de l’antisémitisme polonais. Une telle affirmation vous paraît-elle fondée ?
AZ : Oui, le silence n’est plus un problème. Aujourd’hui, tout le monde parle de la vie et de la mort des Juifs. La question n’est plus « si », mais plutôt « comment ». Parmi les élites polonaises, l’antisémitisme est faussement diagnostiqué comme un simple problème lié à l’extrême droite. Bien sûr, cette mouvance a sa part de responsabilité. Mais le récit nationaliste de l’histoire est l’œuvre collective de toutes les factions politiques ayant gouverné la Pologne depuis le début des années 2000. En Pologne, si vous voulez savoir ce qui se passe dans le domaine de l’antisémitisme, plutôt que d’observer de petits groupes d’extrémistes, concentrez-vous sur les résultats de la politique visant à célébrer une histoire officielle honorable à grand renfort de subventions. Allez dans les musées, regardez les films historiques, lisez les manuels scolaires, suivez la trace des monuments érigés à Varsovie à chaque coin de rue, allez dans les rues principales de la ville pendant les fêtes nationales telles que le Jour de l’Indépendance polonaise.
AS : Lorsque vous avez étudié la manière dont les institutions culturelles discutent de la « question juive », qu’avez-vous constaté ?
AZ : J’ai découvert que l’antisémitisme n’est pas une façon de penser forgée par des individus sur la base de leur pathologie, de leurs besoins ou de leurs frustrations. Il s’agit plutôt de schémas de pensée déjà ancrés dans la culture. Ces schémas ont une très longue histoire et jouent un rôle essentiel dans la stabilisation de la Pologne en tant qu’entité symbolique et fantasmatique. Au lieu de nous en prendre aux personnes qui nourrissent des sentiments antisémites et de chercher des raisons psychologiques expliquant pourquoi elles en sont arrivées là, nous devrions nous concentrer sur les catégories de perception antisémite qui sont si profondément ancrées dans notre culture. Essayons de comprendre comment elles sont produites et reproduites dans la société, à ses différents niveaux.
C’est pourquoi mes recherches ne portent pas sur l’extrême droite ou les groupes se réclamant d’une idéologie extrémiste. Si très peu de Polonais sont ouvertement et consciemment antisémites, la construction de l’identité polonaise elle-même repose sur une différenciation à caractère antisémite. Il n’est pas nécessaire de faire ouvertement référence à la judéité pour reproduire la distinction essentielle entre Juifs et non-Juifs. La Pologne constitue sans doute un lieu privilégié pour saisir pleinement ce que Jean Améry entendait par l’idée que la condition juive ne se résume pas à être juif, mais à ne pas être non-juif.
Les Juifs polonais, qui n’avaient rien à voir avec Israël ou le sionisme, ont été contraints de prendre publiquement position contre Israël sous peine de perdre leur emploi et d’être expulsés du parti, de l’université et de leur cercle social.
AS : Que penser alors de ce que l’on appelle le « renouveau juif » en Pologne ? Chaque année, par exemple, se tient à Cracovie un festival juif auquel participent des milliers de personnes, principalement des Polonais non juifs, qui se réunissent pour célébrer la musique et les arts juifs et en apprendre davantage à leur sujet. Ce nouveau philosémitisme coexiste-t-il facilement avec ce que vous considérez comme un antisémitisme persistant et omniprésent, ancré dans la culture ?
AZ : Pour appréhender le phénomène du philosémitisme polonais, il est nécessaire de comprendre à quoi ressemblait la judéité avant cette vague du « renouveau juif ». Les Juifs qui ont décidé de rester en Pologne malgré les vagues successives d’antisémitisme (1944-46, 1956, 1968) étaient principalement des socialistes et des communistes, des Juifs laïques enracinés dans les traditions du gauchisme juif, le plus souvent parfaitement assimilés et souvent antisionistes. Ces personnes avaient une identité polonaise ou internationaliste. Pour eux, la judéité consistait principalement à se souvenir de la Shoah et de leurs proches assassinés, à lutter contre l’antisémitisme et d’autres formes de racisme et, parfois, à s’enraciner dans la nostalgie. Ils se distinguaient des Juifs qui, après la guerre, chérissaient la culture yiddish, lesquels étaient eux aussi socialistes pour la plupart, mais embrassaient ce que l’on appelle la « rue juive ».
En 1968, le communisme polonais a adopté un nationalisme antisémite sans équivoque. [Cette année-là, en effet, des intellectuels juifs et d’autres personnes, dont beaucoup étaient parfaitement assimilés, se sont vus accusés par le parti communiste d’entretenir des liens avec les sionistes et « invités » à quitter la Pologne.] À la suite de cette campagne antisémite, menée à la fois au sommet et à la base, quelque 15 000 personnes ont été expulsées de Pologne. Cette catastrophe a d’abord été suivie d’un silence singulier. Vers la fin des années 1970, le thème de la judéité refait surface, principalement parmi les jeunes intellectuels qui s’intéressent aux nouvelles tendances internationales, y compris les formes alternatives de spiritualité et d’autres formes de contre-culture. La judéité fait son retour, mais cette fois en tant que singularité, identité distincte et expression religieuse. Les personnes qui ont fait l’expérience de l’antisémitisme polonais commencent enfin à en parler entre elles. Elles cherchent à gérer ces expériences selon une grille de lecture autre que l’universalisme communiste de leurs parents. La plupart sont en effet engagées dans l’opposition anticommuniste. Pour elles, le communisme, avec son approche universaliste envers la judéité, est totalement compromis.