Le K de Kafka par Jean-Pierre Lefebvre (K. La Revue)
Contributions
Publié le 6 juin 2024
Jean-Pierre Lefebvre est l’auteur des traductions en français les plus récentes des nouvelles, récits et romans de Kafka parus dans la Pléiade en 2018. Il est actuellement en train d’éditer ses journaux et ses lettres. On ne pouvait pas ne pas lui demander, pour la première livraison d’une revue nommée K., quelles sont les visions et pensées qui surgissent en lui quand il pense à l’initiale de Kafka. Il nous a répondu en traducteur et philologue scrupuleux, attentif aux signes les plus secrets envoyés par les noms et les mots, et en poète pour qui l’œuvre de Kafka est un paysage mental à contempler.
Il semble bien que dans aucune des 1742 lettres de Kafka retrouvées, ou repérées mais disparues, celui-ci ait jamais signé d’un simple K. Il ne se sert de la lettre, à l’occasion, que pour éviter la périlleuse orthographe du long patronyme de Kierkegaard (qui ne signifie pas cimetière comme on a pu être tenté de le croire[1]).
Une seule très longue missive fait exception : celle qu’il adresse aux Européens du début du XXe siècle, non à la manière de Stefan Zweig sous la forme d’essais ou de déclarations publiques, voire de lettres aux gens importants, quand les choses font mine de se gâter entre les peuples, mais dans les trois fables jamais postées[2] dont le personnage principal se dépouille peu à peu de toute chair verbale pour finir par ne plus se dénommer que K.
Le nom d’oiseau qu’il préfère pour parler de soi n’est sans doute pas le nom tchèque du père[3], qu’on lit dans les dépassements sur certaines portières des camions marchands de Bohême qui sillonnent désormais les routes d’Europe[4], mais le moins croassant prénom yiddish qu’il partage avec un aïeul maternel et qui l’apparente non au petit corvidé des tours, mais au merle moqueur du temps des cerises, et sans que Kafka le sût jamais, au poète de Czernowitz Paul Celan : Amschel[5].
Contrairement à l’usage franco-hexagonal, la prononciation tchèque du mot kafka, suivie en cela par l’allemande, accentue la première syllabe (kav) mais laisse discrètement filer la seconde (ka), et seul un philologue pervers oserait tirer quelque savoir de ce que, sur le mode écrit, le nom est en chemin vers le syntagme qui révèlerait aux ignorants que la lettre kav de l’alphabet hébreu correspond à la lettre ka des langues d’Europe, ouvrant ainsi d’emblée une topique qui affecte la question de l’écriture, celle de la situation historique, celle de l’assimilation des juifs européens (et ici entre autres celle du juif de Prague germanophone porteur d’un patronyme tchèque avant comme après 1918, de son apprentissage de l’hébreu) et sans doute toutes les autres questions que se pose et nous pose cet auteur.
Le silencieux mouvement qui tire inexorablement le nom du personnage principal de chacun de ses trois romans vers la seule silhouette anonyme de la lettre K. a été interprété comme une évolution structurée en plusieurs temps différenciés. Mais le cheminement vers le néant de définition nominale, qu’on a pu rapporter stricto sensu à l’extermination des existences dans les camps de la mort, coiffe l’ensemble des trois cheminements individuels : Karl Rossmann, dans Amerika, perd d’est en ouest son nom propre, se choisit au bout du road trip celui de Negro et sa silhouette se dissout dans un horizon illisible et mouvant ; Josef K. dans Le Procès, si l’on suit bien le processus génétique du roman, se met en marche sitôt interpelé par les sbires du destin dans l’absurde vaudeville filmique des premières pages, vers l’anéantissement sans transition dans une carrière des faubourgs apparemment de nulle part ; et K. le bien nommé « arpenteur » du Château, qui vient de presque nulle part sans jamais dire son nom passé, dans l’espoir d’accéder enfin au statut d’habitant accepté au sein d’un univers humain, se laisse guider dans les ténèbres par le palefrenier Gerstäcker, après que pour la énième fois on l’a chassé d’un lieu socialement pertinent, et qu’on ne propose plus au géomètre ambitieux qu’une place de valet d’écurie, à lui qui ne connaît rien aux chevaux, tout en l’asseyant comme un enfant à côté d’une vieille femme, de « quelqu’un qui lisait un livre». Mais si les trois personnages perdent la chair de leur nom, ils demeurent des arpenteurs d’espaces et des témoins d’un temps : d’Amérique, de Prague, de la Bohême enneigée…
Malgré sa raide silhouette de plongeoir impraticable, K. est le nom de l’arpenteur, de l’artiste du temps qui passe à relever des distances. La géométrie de K. est l’absurde résultat de l’embrouillement des maillons d’acier d’une chaîne d’arpentage.
Dans l’alphabet allemand, juste avant K. il y a J.
J. comme Jude, Judentum, Jiddisch.
Derrière le K. de Kafka il y a non pas la « question juive » comme disait Marx en son temps, mais à la fois le juif curieux qu’il était et les questions que les Juifs se posent et arpentent aujourd’hui, où qu’ils aient trouvé une société, entre le retour et l’errance, entre la référence et l’indifférence, mais que doivent se poser tous ceux qui vivent avec eux depuis des siècles. Elles peuvent être de toute nature, morale, politique, religieuse, démographique, pratique, psychique mais elles ne sauraient se défaire de leur conjoncture générale et de la hiérarchie de ses urgences, non plus que d’une inquiétude peu souvent manifestée tant elle manie de l’impensable : qu’en serait-il d’un pays d’Europe dont tous les juifs partiraient ?
Comment prendre cependant les mesures d’un espace problématique dont un malin génie a enfoui la plupart des repères sous une neige épaisse de fantasmagories, pulsions, intérêts mensonges et souvenirs enfuis, quand les maîtres du jeu se défilent toujours dans leurs luxueux traîneaux et peuvent compter sur le personnel du blanchiment pour que cette neige épaisse persiste à troubler les mesures. L’arpenteur K. entre dans les maisons, interroge, discute, négocie, contredit, ment au besoin, séduit, est parfois dur, injuste, demeure solidaire de ceux qu’on a mis au ban dans le territoire occidental du Comte Westwest[6] où il a décidé de rester et de ne pas se laisser faire, tel le quasi communard mécanicien français en vadrouille américaine dans le premier roman de K., le bien nommé Delamarche[7].
Jean-Pierre Lefebvre
Notes
1 | Effectivement la proximité du nom Kierkegaard avec le mot danois pour cimetière, à savoir kirkegård a induit en erreur bien d’interprètes. Le fait est que Kierkegaard est le nom d’un lieu-dit désignant une ferme adjacente à une église. |
2 | Amerika, Le Procès et Le Château : les trois romans de Kafka dont il importe de rappeler qu’il ne les a pas publiés de son vivant. En revanche, vu les lettres dont on dispose et la chronologie, le désir de tout brûler que Kafka exprimait dans quelques rares notes en 1921 doit être relativisé. |
3 | Kavka, le nom en tchèque signifie choucas, un petit corvidé familier des tours et clochers. |
4 | Il existe effectivement actuellement une entreprise de transport tchèque portant le nom de Kafka. |
5 | Le patronyme de Paul Celan est Antschel (en allemand) /Ancel (en roumain) et signifie merle. L’écriture du prénom hébreu de Kafka « Amschel » n’est qu’une variante yiddish de ce même nom. Celan a francisé son patronyme à travers l’anagramme de sa transcription roumaine. Il l’a fait avant de venir en France : inversant les lettres roumaines, c’était encore du roumain. |
6 | Le château dans Le Château appartient à un improbable Comte Westwest. |
7 | Delamarche est un des deux vagabonds auxquels se lie Karl Rossmann dans Amerika. |