La vérité sur le sionisme de M. Chouchani (Par Sandrine Szwarc)
Contributions
Publié le 25 mars 2024
Chouchani (1895 -1968) fut un de ces personnages mystérieux dont la rencontre ne cessa de hanter les consciences. Né à Brest-Litovsk avec l’identité d’Hillel Perelman et mort à Montevideo sous celle de Mardoqueo Bensoussan, son engagement sioniste détermina ses itinérances.
Jusqu’alors, celui qui avait choisi de se faire appeler Chouchani, était une figure légendaire dont on savait très peu de chose. De ce génie aux allures de vagabond, dont on admirait l’étendue du savoir dans de nombreux domaines de connaissance, personne ou presque n’était capable de citer une parole qui aurait pu en révéler la force. Pourtant, des centaines de personnes, peut-être même des milliers, ont affirmé avoir croisé sa route et avoir bu à la source de ses enseignements, notamment dans l’après-guerre en France. Parmi elles, des penseurs prestigieux de l’École française de pensée juive qui confirmaient que Chouchani avait bel et bien existé et que ses joutes oratoires éblouissaient. Ainsi, le conteur Élie Wiesel, dont il était l’élève, l’a cité de manière autant élogieuse qu’inquiétante dans plusieurs de ses ouvrages. Tout comme le philosophe Emmanuel Levinas, qui a rappelé au commencement de ses Leçons talmudiques prononcées, lors des Colloques des intellectuels juifs de langue française, ce qu’il devait à son maître. D’autres, comme Léon Askenazi, dit Manitou, ont témoigné de sa dialectique époustouflante et de ses cours comme des spectacles de l’érudition, avant qu’il prenne ses distances. André Neher, bien qu’admiratif de son savoir, a choisi de se distancier de l’homme colérique aux mauvaises manières.
Le mystère n’a cessé d’auréoler ce génial « clochard » aux multiples identités qui n’a laissé aucun écrit qui aurait pu être son testament. Mais on en sait aujourd’hui davantage : son contexte de naissance et de formation ainsi que ses errances ont influencé ses enseignements. Entre tradition et contradiction, trois thématiques reviennent dans les «cours» qu’ il a donnés, liées aux étapes de sa biographie : l’influence du judaïsme lituanien, la Kabbale et le sionisme.
Un génie à la vie d’aventurier
C’est selon cette dernière thématique que nous reprendrons les grandes étapes de sa biographie. Né Hillel Perelman à Brisk (Brest-Litovsk) le 9 janvier 1895, il grandit dans l’univers du judaïsme brisker alors que le Rav Haïm Soloveitchik dit de Brisk (1853-1918) est son contemporain. Enfant prodige, il absorbe toutes les connaissances que doit connaître un Talmid hakham. Autodidacte, il apprendra le reste. Adolescent, Hillel Perelman rejoint la Palestine ottomane avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Nous sommes en 1912, il a alors 17 ans. À Jérusalem, il devient l’élève du R. Yosef Chaim Sonnenfeld (1848-1932), devenu grand rabbin de Jérusalem en 1910 et partisan acharné du
« Vieux Yishouv ». Cofondateur de la Edah Haredit (« communauté des Craignant-Dieu »). en faveur d’une séparation totale entre les orthodoxes et les autres, et opposé au sionisme politique, ses positions l’érigent en adversaire du Rav KooK. Malgré les différents conflits qui les opposent, les deux hommes entretiennent des liens confraternels. Ainsi, en 1913, ils voyagent ensemble dans le nord d’Israël afin de soutenir les kibboutzniks orthodoxes.
Hillel Perelman est alors l’un des étudiants les plus en vue et il est recruté pour étudier à Jaffa dans la yeshiva Beth-El dirigée par le Rav Kook. Sioniste et cabaliste, ces deux orientations du Rav Kook ont séduit Hillel Pe relman-Chouchani qui l’a rejoint. À cette époque, le sionisme est loin de faire l’unanimité, mais pour le Rav Kook, il n’y a aucun doute : le sionisme est l’avenir, initiant la Rédemption annoncée par les Prophètes. Cette pensée du Rav Kook irradiera sur les enseignements ultérieurs de Hillel Perelman devenu Chouchani. Ce passage en Terre d’Israël est décisif dans ses engagements sionistes futurs.
Vers 1914, il embarque pour les États-Unis où il est proche du rav Meïr Bar-llan et du mouvement sioniste religieux naissant. Le rabbin Meïr Berlin, le plus jeune fils du Netsiv, rabbin de Volozhin, est alors établi à Cincinnati. Aux États-Unis le congrès fondateur des sionistes religieux (M izrahi) se tient dans cette ville en mai 1914 en sa présence. La Yeshiva du R. Meir Berlin, le Beit Midrash Le’Morim (Institut des enseignants) se trouve non loin à Brownsville, considérée comme une « Petite Jérusalem». Dans ce même quartier, le rav implante le mouvement sioniste religieux Hapoel HaMizrachi qu’Hillel Perelmann, dit Chouchani, fréquente.
Dans les années vingt, Hillel Perelman participe à l’ébullition inh tellectuelle à Berlin. C’est là que celui qui deviendra le futur Rabbi des Loubavitch le croise pour la première fois. On dit aussi qu’il y aurait rencontré Einstein. Au début des années trente, il devient Chouchani à Strasbourg, même s’il est d’abord Chouchônè, puis Chouchana. Il aura d’autres pseudonymes encore comme Bensoussan, Ben-Shoushan, ou simplement Soussan. Il y a aussi la version ashkénaze de ses patronymes : Rosenbaum ou Pr Rosen. Quant au prénom qu’il se choisit, il dérive autour de Mordechaï. Encore une référence au Rouleau d’Esther, tout comme la capitale de la Perse, Suse, Shoushan en yiddish et en hébreu, dont les patronymes qu’il s’est choisis s’inspirent. Encore aujourd’hui, dans les familles juives alsaciennes, les histoires du génial Chouchani se transmettent de génération en génération.
Il passe la guerre à Paris, puis en zone non occupée avant de la finir en Suisse. Qu’est-ce qu’il y fait ? Il enseigne le Talmud à des élèves juifs. Là encore, il est proche des mouvements sionistes religieux Mizrahi qui lui assurent un soutien financier. À la Libération, Chouchani est de nouveau aperçu dans la capitale française. Il participe à deux congrès du mouvement Mizrahi à Lyon en 1945 et 1946. Il devient même missionnaire pour le Hapoel Hamizrahi en Province dans les années 1945-1947. Le rabbin René Samuel
Kappel explique qu’il reçoit un soutien financier jusqu’à son départ de la France pour Israël. Mais Chouchani n’est pas sioniste que pour des raisons uniquement financières. Il est toujours là où on ne l’attend pas. En 1946, il est présent dans un camp d’été du mouvement de la jeunesse sioniste religieuse Bné Akiva à L’Isle-Adam en région parisienne.
C’est en France à cette époque qu’il construit sa légende, celle d’un génie à la vie d’aventur ier. Il est alors l’enseignant d’Élie Wiesel, d’Emmanuel Levinas, fréquente l ‘École d’Orsay le Chabbat où il donne quelques cours en marge, devant l’UEJF. On l’aperçoit aussi à l’École Maïmonide ou dans les maisons d’enfants de l’OSE. Chez des particuliers, il est aussi le professeur de centaines d’enfants qu’il prépare à la Bar-mitsvah, ou d’adultes en quête d’exégèse talmudique. Dans tant d’endroits, il disparaît aussi vite qu’il apparaît. C’est ici et à cette date que la fable prend vie et s’implante, alimentée par lui-même de son vivant, racontant des boniments à qui veut l’entendre sur ses voyages fabuleux, cachant ainsi la vérité sur son véritable cheminement.
On l’aperçoit ensuite en Israël, dans les années cinquante, notamment dans des kibboutzim religieux. Et c’est en Uruguay que Chouchani vit la dernière période sa vie où une fois encore il est proche du mouvement sioniste religieux. La mort l’a emporté le vendredi 26 janvier 1968 au soir, lors d’un séminaire du Bnei Akiva, organisé pour des enseignants juifs d’Amérique du Sud, portant sur la Torah et le Talmud. Depuis, il repose dans le carré ashkénaze du cimetière juif de Durazno où sa tombe est un lieu de pèlerinages, accueillant chaque année de plus en plus de curieux. Ainsi, le sionisme fut le fil conducteur de ses errances. Mais un sionisme qui se vit en dehors de la terre d’Israël, car homme de tradition, il fut surtout empli de contradictions …
À lire : Fascinant Chouchani par Sandrine Szwarc, éditions Hermann. 466 P, 25 €.