Juifs en Allemagne après la guerre
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Publié le 9 septembre 2024
par Jean-Paul FHIMA (Times of Israël)
Des réfugiés juifs dans un camp de personnes déplacées en Allemagne, après la Seconde Guerre mondiale. (Crédit : Domaine public)
Les survivants des camps d’extermination se désignaient eux-mêmes par une expression biblique hautement symbolique : She’erit Hapletah, « ce qu’il reste des vivants »[1].
Après la guerre, un défi immense s’offrait à eux. Combattre le souvenir du malheur et préparer l’avenir. Par une curieuse invention du hasard, c’est dans les camps allemands de l’immédiate après-guerre qu’est né cet espoir de renouveau et d’avenir meilleur.
À la fin de la guerre, on estime à environ 16 à 18 millions le nombre total des réfugiés originaires de toute l’Europe, rassemblés dans des centres de transit dans l’attente de leur sort. À la fin de l’année suivante, il y en a encore 800 000, principalement Polonais, Ukrainiens, Yougoslaves et Baltes ; parmi eux, 250 000 Juifs dont 185 000 en Allemagne. Face à l’ampleur de la tâche, la plupart de ces camps ont fonctionné jusqu’au début des années 1950.
Le rapport Harrison
Le rapport Harrison rédigé en juillet-août 1945, sous l’égide des autorités américaines, avait pour mission de décrire les conditions de vie de ces personnes civiles déplacées appelées, dans le jargon administratif américain, DP – Displaced Persons[2]. Une attention particulière fut faite aux Juifs rescapés de la Shoah, considérés comme apatrides ou refusant de rentrer dans leur pays d’origine. Ces personnes « privées, de droit ou de fait, de la protection d’un gouvernement », étaient prises en charge par l’UNRRA, l’Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction.
La situation dramatique de ces rescapés juifs est décrite dans ce rapport américain en termes particulièrement crus et sévères ; on y dénonce l’incurie de la puissance occupante, qui ne semble pas traiter ces réfugiés avec tous les égards requis, compte tenu de leur dénuement et de leur traumatisme.
Les DP juifs, nous dit-on, sont « libérés davantage au sens militaire du terme que dans la réalité […]. La situation actuelle est telle que nous semblons traiter les Juifs comme les nazis les traitaient, sauf que nous ne les exterminons pas »[3].
Les centres de rétention sont parfois d’anciens camps de concentration clôturés par des barbelés. Les contacts avec l’extérieur sont soumis à autorisation. Le manque de vêtements oblige certains DP à continuer de porter leurs habits de déportés ou bien des uniformes allemands. Les épidémies et les pénuries n’ont pas cessé, bien au contraire, faisant de nombreux morts, surtout des enfants[4].
La libération ne semble donc pas avoir changé grand-chose pour les rescapés juifs ; « la vie ressemble à celle des camps de concentration ; […] en plus de l’absence de liberté […] s’ajoutent le désœuvrement, l’ennui, le désespoir et devant soi, pour beaucoup, le néant »[5].
Bergen-Belsen par exemple, surpeuplé par de nombreux réfugiés venus d’autres camps, est devenu un véritable mouroir, « les internés continuent d’y perdre la vie […] tant la misère est grande et la nourriture insuffisante […]. La démoralisation et l’inquiétude y sont récurrentes »[6].
Quitter l’Allemagne et l’Europe au plus vite
Les Allemands n’ont aucune forme d’empathie ni de compassion à l’égard des survivants juifs, ce qui accentue un climat de rancœur et un sentiment d’exclusion. Les Juifs allemands « veulent quitter l’Allemagne aussi vite que possible ; ils ne se sentent plus chez eux, ni à leur place. Personne d’ailleurs ne manifeste le moindre intérêt pour leur sort, ni ne pense d’une façon ou d’une autre à les retenir »[7].
Pour les citoyens allemands, en effet, il existe deux types de DP juifs : les « bons », c’est à dire les Juifs allemands « de l’ancien temps, courtois et polis », et les Juifs étrangers – dont les polonais, les « mauvais juifs » selon eux, arrivés après la guerre, des Juifs « [qu’] on n’avait aucune intention de tolérer […] considérés comme rebuts de l’humanité, des crachats, de la lie d’éléments dangereux, invasifs et en haillons »[8] ; rien que ça ! [8]
En Allemagne donc, la mentalité nazie n’a pas disparu avec la fin de la guerre, on y use toujours du même vocabulaire haineux pour distinguer et hiérarchiser les gens entre eux, et particulièrement les Juifs.
Hannah Arendt est horrifiée par l’état mental des Allemands qui excusent volontiers leur comportement uniquement par les souffrances endurées et se voient eux-mêmes comme des victimes du nazisme, au même titre que les Juifs. « La plupart ne se sont pas confrontés à leur culpabilité »[9].
L’antisémitisme n’a pas disparu en Europe, bien au contraire. Les Juifs rescapés savent que, parfois, retourner dans leur pays d’origine signifie se heurter à une franche hostilité, voire à une violence aveugle, qui fait encore des morts malgré le traumatisme infligé par la Shoah. C’est le cas par exemple à Kielce, en Pologne, ou 42 Juifs sont tués en juillet 1946 au cours d’une émeute antisémite. On estime que 90 000 Juifs ont fui la Pologne après ce massacre.
Reconnaissons toutefois qu’il existe aussi à l’intérieur même des camps de DP des différents affichés et assumés entre les Juifs eux-mêmes : les Juifs orthodoxes se disant « respectables » méprisent et parfois insultent ceux qu’ils appellent les « faux Juifs », trahissant le judaïsme parce qu’ils ne sont pas pratiquants ou bien parce qu’ils veulent rester dans « le pays des assassins ».
Restaurer l’unité juive
Le bilan sans appel du rapport Harrison provoque un choc considérable en Amérique : le président Truman fait part de son émotion et souhaite changer au plus vite l’image désastreuse que les vainqueurs du nazisme donnent ainsi au monde. Alors que les départs en Palestine sont encore peu nombreux, et que les autorisations d’immigrer restent très restreintes, la Maison Blanche préconise l’installation rapide de 100 000 Juifs en Palestine mandataire britannique[10].
En attendant, le sort des Juifs dans les camps allemands s’en trouve nettement amélioré. C’est heureux, car le nombre de DP juifs ne cesse d’augmenter entre 1946 et 1947 ; de nombreux survivants par exemple fuient la Pologne ou rentrent progressivement des zones libérées par l’URSS.
Une réfugiée se confie à la journaliste américaine Ruth Gruber : « Ma vie est détruite, mais je vais vivre pour qu’aucun enfant juif ne soit jamais plus envoyé aux chambres à gaz »[11].
L’enjeu est considérable, le contexte particulièrement difficile. « Les personnes déplacées devaient se reconstruire physiquement, psychologiquement et spirituellement, dans une société temporaire confinée à un territoire hostile, gouverné par des autorités militaires »[12].
Un triple défi est donc à relever : améliorer d’urgence les conditions sanitaires ; refonder, avec le renouveau du judaïsme et de sa culture, une nation juive consciente d’elle-même et de son identité ; restaurer l’unité juive dans le projet d’une émigration vers Eretz Israël.
Les camps de Bergen-Belsen, Föhrenwald ou Feldafing revêtent peu à peu un visage plus humain.
A Föhrenwald par exemple, près de Munich, l’ancien camp, subdivisé en blocs monotones et sévères, se transforme en authentique shtetl avec sa propre administration, sa vie politique, sa police, ses institutions, ses écoles, ses crèches et ses associations.
Chaque camp décide de sa propre organisation, s’occupe de la santé, des activités éducatives et culturelles, et de la vie religieuse. Des journaux internes sont publiés, y compris en yiddish. Le Joint[13], l’Agence juive et de nombreuses organisations de jeunesse comme la Brihah[14] préparent l’établissement en Palestine.
Un Bureau central de recherche, sous l’égide de l’UNRRA, entreprend de réunir les familles de survivants dont des listes de noms sont diffusées par la radio publique et les journaux. Des aumôniers rabbins, comme Abraham Klausner ou Abraham Spiro, aident les survivants à se reconstruire.
Les éléments de la culture juive, surtout les livres historiques spoliés et placés dans les bibliothèques ou les musées allemands, sont réclamés aux autorités fédérales, récupérés et restaurés.
Le judaïsme orthodoxe, ferment essentiel de l’unité et de l’identité juive, réinvestit la vie quotidienne : des yeshivot sont créées, les fêtes sont de nouveau célébrées ; des clubs de théâtre, de musique et de sport se mettent en place ; spectacles, concours et compétitions occupent les enfants comme les adultes.
La vie reprend ses droits, et avec elle l’espoir d’un monde meilleur. D’un monde ailleurs.
Une évidence saute aux yeux : la réhabilitation de la cause juive passera par la reconnaissance d’un destin commun que les Juifs eux-mêmes, individuellement et collectivement, doivent se réapproprier. Et ce nouvel avenir des Juifs d’Europe ne pourra se faire que dans la fondation d’un foyer national qui leur sera spécifique, naturel et légitime, mérité et gagné par la souffrance.
Un foyer national juif
Les jeunes gens dynamiques et volontaires des multiples associations juives présentes dans les camps, préparent l’avenir dans ce sens.
La Brigade juive restaure auprès des réfugiés la « fierté juive » en portant par exemple l’étoile jaune de David pour effacer l’humiliation et la honte infligées par l’Europe et les nazis[15].
De nouvelles familles se créent, et de nombreuses naissances y surviennent. Fonder une famille, créer une nouvelle génération, élevée dans la dignité et la conscience de soi, devient un indispensable processus de reconstruction. « L’extraordinaire taux de natalité des enfants dans les camps de personnes déplacées [est] l’un des plus élevés au monde aux cours des années 1945-1948 »[16].
Les éducateurs des camps privilégient auprès des plus jeunes le sentiment d’unité et d’appropriation d’une culture commune avec des chansons, des danses folkloriques, la célébration de fêtes comme Hanouka ou Pessah.
L’idéal du Kibboutz est développé à travers des fermes coopératives pour préparer les déplacés volontaires (kibboutzei hachsharah) à leur future vie en Palestine. Les kibboutzim constituent des quartiers séparés et leurs membres, fortement impliqués dans les affaires des camps, en sont souvent des personnalités respectées et éminentes.
Enfin, l’enseignement et l’usage de l’hébreu permet d’établir une langue commune « investie d’une fonction salvatrice [car] elle symbolisait la promesse en un futur meilleur, en même temps qu’elle rendait possible une dissociation d’un monde hostile »[17].
Les forces vives de la nation juive sont nées à l’endroit même où on a voulu les exterminer. La puissance symbolique d’un tel constat incarne une forme de catharsis collective qui s’est mise en place de la même façon après le 7 octobre : tous les Juifs du monde ont pleuré avec Israël, nous avons tous souffert dans notre chair et notre âme, nous avons tous pensé à la Shoah, nous avons tous compris que l’on tue encore les nôtres parce qu’ils sont Juifs, mais désormais, nous, Juifs d’Israël ou d’ailleurs, nous avons conscience d’avoir une terre, un foyer que nous habitons ou que nous habiterons ; le traumatisme nous ébranle mais il nous rend plus forts, conscients sans limite ni fin d’un sentiment d’appartenance à une nation moderne, libre et fière, érigée dans le granit de la résilience et de la survie.
[1] « En fait, ces termes avaient été utilisés par les dirigeants du Yichouv (Juifs de Palestine) alors qu’ils réagissaient aux rapports reçus sur l’extermination des Juifs, voulant toujours croire à la réalisation du sionisme, malgré l’anéantissement d’une forte proportion de la communauté juive européenne. Dès l’année 1943 et par la suite, cette expression biblique a évoqué le lien entre destruction et rédemption » ; La reconstruction des identités juives dans les camps de personnes déplacées d’Allemagne (1945-1957), Françoise Ouzan Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, 4, 2004, pages 35-49.
[2] « Displaced Persons » d’après les Nations Unies : Personnes désireuses de rentrer chez elles mais incapables de se loger sans assistance, qui ne peuvent pas retourner dans les territoires ennemis ou préalablement ennemis, apatrides ; Eisenhower Presidential Library.gov.
[3] « Le besoin primordial et simple de ces personnes est la reconnaissance de leur situation présente et, par cela, j’entends leur situation en tant que Juifs… Refuser de reconnaître les Juifs en tant que groupe distinct produit l’effet, dans les circonstances présentes, de fermer les yeux sur la persécution d’une barbarie prononcée dont ils ont été victimes » ; Angelika Königseder et Juliane Wetzel, Waiting for Hope: Jewish Displaced Persons in Post-World War II Germany, Northwestern University Press, 2001, page 31.
[4] « De nombreuses personnes juives déplacées vivent sous la garde de soldats armés, derrière des clôtures en fil barbelé, […] elles n’ont pas d’autres vêtements que leur uniforme des camps de concentration… La plupart sont séparées de leurs proches depuis trois, quatre ou cinq ans et elles ne peuvent comprendre pourquoi les libérateurs n’ont pas immédiatement entrepris des efforts coordonnés pour réunir les groupes familiaux. […] Nombre de ces bâtiments […] sont manifestement inadéquats pour l’hiver… » ; Angelika Königseder et Juliane Wetzel, ibid, page 31.
[5] Françoise Ouzan, Ces Juifs dont l’Amérique ne voulait pas, 1945-1950, Edition Complexe, Paris, 1995. pages 40-41.
[6] La reconstruction des identités juives dans les camps de personnes déplacées d’Allemagne (1945-1957), Françoise Ouzan Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, 4, 2004, pages 37-38
[7] Le temps des loups, l’Allemagne et les Allemands (1945-1955), Harald Jähner, Editions Actes Sud, 2024, page 69.
[8] Le temps des loups, ibid, page 63.
[9] « La honte rivalisait avec la commodité », c’était une « manière de se dédouaner […] [qui] consistait à présenter la guerre en soi, comme la responsable de tout,[…] [comme] une bête qui s’était abattue sur les petites gens d’un côte comme de l’autre. […] Les accès d’antisémitisme qui réapparaissaient régulièrement comme un syndrome collectif de Gilles de la Tourette, étaient efficacement bloqués par une majorité éclairée ». Le temps des loups, l’Allemagne et les Allemands (1945-1955), Harald Jähner, Editions Actes Sud, 2024, p292-295 et 307.
[10] Le travail de Harrison est qualifié de « première proposition officielle pour l’installation immédiate de 100 000 Juifs en Palestine », New York Times, « Fraternity Honors Dean » ; 3 mai 1946.
[11] Gruber, The Long Way Home, Moriah films, The Jack and Pearl Resnick Film Division of the Simon Wiesenthal Center. 116 minutes, écrit et dirigé par Mark Jonathan Harris, produit par le rabbin Marvin Hier et Richard Trank.
[12] « La reconstruction des identités juives dans les camps de personnes déplacées d’Allemagne (1945-1957) », Françoise Ouzan Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, 4, 2004, pages 35-49.
[13] l’American Jewish Joint Distribution Committee JDC ou Joint « devint la principale organisation juive à aider financièrement les victimes juives de la Shoah résidant dans les camps de personnes déplacées en Allemagne, en Autriche et en Italie. […] Entre 1947 et la fondation de l’État d’Israël en mai 1948, le JDC aida quelque 115 000 réfugiés à gagner la Palestine. […] À la fin de 1950, environ 440 000 Juifs avaient atteint Israël avec l’aide du JDC : 270 000 étaient des réfugiés d’Europe », United States Holocaust Memorial Museum.
[14] Brihah veut dire « évasion ou fuite » en hébreu, mouvement clandestin d’émigration des Juifs d’Europe vers les camps de réfugiés allemands puis vers la Palestine ; on estime qu’environ 150 000 Juifs bénéficièrent de l’aide de ce mouvement officieusement toléré par les Américains, United States Holocaust Memorial Museum.
[15] « La reconstruction des identités juives dans les camps de personnes déplacées d’Allemagne (1945-1957) » ; Françoise Ouzan, opus cit.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
à propos de l’auteur
Après une carrière dans l’enseignement, Jean-Paul a ouvert une librairie en Nouvelle Aquitaine où il vit actuellement.