Déconstruire l’antijudaïsme chrétien (par Jean Pierre HENRY)
Contributions
Publié le 11 décembre 2023
Le service national pour les relations avec le judaïsme de la Conférence des évêques de France a publié le 1er juin 2023 un« manuel » qui, à partir de l’enseignement de l’Église, se veut un« outil pour déconstruire les clichés ayant nourri l’antijudaïsme chrétien ».
Cet ouvrage entend, en vingt thèmes déclinés en autant de chapitres, répondre « aux clichés véhiculés durant des siècles qui ont nourri des sentiments hostiles et méprisants envers les juifs ».
Lors d’une conférence consacrée à la présentation de ce livre, le père Christophe Le Sourt, responsable du service national pour les relations avec le judaïsme, qui a dirigé la rédaction de cet ouvrage, a déclaré qu’ « il ne s’agit pas d’une suspicion vis-à-vis des uns ou des autres. Au contraire, ce livre doit devenir habituel pour tous ceux qui ont envie d’aller plus loin dans le dialogue fraternel ».
Le grand rabbin de France Haïm Korsia salue …
L’ouvrage « Déconstruire l’antijudaïsme chrétien » présenté ci-avant, est préfacé par le Grand Rabbin de France Haïm Korsia. Il y salue la démarche et y voit un « témoignage d’espoir, de confiance en l’intelligence humaine ». Il rappelle (à l’évidence il convient de le rappeler), que « Notre Dieu est un Dieu de bonté. Son amour pour Ses créatures ne les distingue pas selon les pratiques qu’elles croient devoir respecter. » De la déclaration NostraAEtate, il souligne qu’elle est le fruit du dévouement de tant d’hommes et de femmes qui ont été capables de « réenchanter cette espérance », celle du Grand Rabbin Jacob Kaplan, de Jules Isaac, souvent cité dans l’ouvrage, et de tant d’autres encore. À l’unisson, nous ne pouvons que nous réjouir de la démarche des évêques de France car comme il est dit dans le psaume 133 cité par Haïm Korsia, « qu’il est bon et agréable que des frères résident ensemble », ajoutant que « les frères se disent tout et vident les vieux contentieux, dépassent les anciennes querelles ».
Le travail des évêques est essentiellement théologique et s’appuie sur les textes officiels de l’Église catholique. Les griefs éculés à l’enconlre du peuple juif sont méthodiquement dénoncés et invalidés. Ils n’hésitent pas à appuyer sur les zones sensibles « l’élection du peuple juif place toutes les nations devant un défi : accepter cette élection du premier-choisi ou laisser place en soi à la jalousie », relevant dans des termes forts « une obstination coupable qui ferait déchoir (le peuple juif) non seulement de la qualité d’élu mais même de la qualité d’humain ». La Shoah est en filigrane dans ces mots sans concession.
Il est rappelé page après page qu’il n’y a pas eu de rupture, du point de vue des chrétiens, mais « continuité dans l’unique dessein de Dieu », que le « Dieu des juifs et des chrétiens est le même Dieu d’amour qui fait alliance avec les hommes ».
Il est affirmé que « ses livres (de l’Ancien Testament / Torah) sont divinement inspirés et conservent une valeur permanente car l’ancienne alliance n’a jamais été révoquée» et que« le christianisme se fonde sur la personne de Jésus de Nazareth en qui il reconnait le Messie promis au peuple juif », Jésus qui a été juif jusque dans sa mort, venu non pas abolir mais accomplir les textes donnés aux Juifs.
Les propos ambigus voire explicitement violents à l’égard des juifs ne sont pas occultés. Au sujet du mythe du peuple déicide, il est sans ambages affirmé que « de tels propos, avec d’autres, ont hélas pesé dans la circulation de ces mythes dangereux», et que« l’accusation de déicide ne trouve aucune justification dans les Écritures et ne saurait, a fortiori, s’appliquer aux juifs d’aujourd’hui».
Bien entendu, la Shoah fait l’objet d’un questionnement et de réponses sans ambiguïté : « force est d’admettre en premier lieu le rôle, sinon direct du moins indirect, joué par les lieux communs antijuifs coupablement entretenus dans le peuple chrétien, dans le processus historique qui a conduit à la Shoah ».
À l’évidence, les évêques de France ont eu, dans ce recueil, le souci louable de tordre le cou à des antiennes aux conséquences dramatiques sur la destinée des juifs dans l’histoire. Cet ouvrage est aussi un acte de repentance qui entend inscrire les relations judéo-chrétiennes sur de nouvelles bases. À l’instar de Jean-Paul II dans son texte déposé au Kotel, ils disent « Dieu de nos pères … nous sommes profondément attristés par le comportement de ceux qui, au cours de l’histoire, les ont fait souffrir, eux qui sont tes fils » et nous t’en demandons pardon.
La démarche est forte et sincère.
En refermant ce livre on ne peut pourtant que s’interroger. Que d’évidences dans cet ouvrage pour celui qui écoute avec son coeur le message divin. Pourquoi avons-nous dû attendre vingt siècles pour les entendre formuler ? Ceux qui, dans l’histoire, ont partagé cette analyse étaient-ils si peu nombreux que leur voix n’a jamais été entendue ? Ce livre, qui arrive bien tard et après tant de persécutions, n’est-il pas au fond aussi inutile qu’il est indispensable ? Dans les temps séculiers que nous vivons, s’adresser aux seuls chrétiens et parmi eux à ceux qui sont ouverts à l’introspection, a-t-il une réelle portée ? La vie du juif de la rue en sera-t-elle changée ? Probablement pas. L’antisémitisme a hélas très largement dépassé le cercle des chrétiens actifs, eux-mêmes en voie de marginalisation. L’antisémitisme du moment est prospère et protéiforme. Il se nourrit à tous les râteliers dont celui d’une information lapidaire et souvent tendancieuse.
Qu’il soit issu de l’ignorance, du calcul ou de la bêtise, il est plus vivace que jamais, à la portée de tous au gré des réseaux sociaux. Le spectre politique français ne manque pas de l’entretenir à ses extrêmes, avec une coupable indifférence pour ne pas dire bienveillance des médias lorsque qu’il s’habille de respectabilité en endossant les habits de !’antisionisme. Le nécessaire travail des évêques n’y changera rien, sinon à la marge.
Pourtant ce livre est indispensable car on le sait, regretter son péché en le disant haut et fort est une condition de la techouva. Il est une main tendue à ceux qui prient le même Dieu et se reconnaissent dans les mêmes commandements. li a une grande vertu, celle de ne rien exiger de l’autre, admettant l’altérité. Il est une occasion unique de réconciliation vers l’unité dont nous aurons besoin, même s’il provoque le désarroi chez ceux dont de dramatiques souvenirs submergent encore la mémoire. Que leur silence et leur réserve soient respectés.