LA CONSTRUCTION DU JUIF : HISTOIRE D’UNE ALTÉRITÉ FONDATRICE
Religion
Publié le 19 octobre 2025
Charles Rojzman – Facebook
I. Le drame des origines : la filiation impossible
Pour comprendre la persistance de la haine des Juifs dans la conscience religieuse et politique du monde, il faut revenir au moment de la grande bifurcation spirituelle de l’humanité occidentale : celle où le monothéisme juif, matrice de l’idée même d’un Dieu unique, donna naissance à deux héritiers qui, pour s’affirmer, durent se dresser contre lui. Le christianisme et l’islam n’ont pu s’imposer qu’en se séparant de leur source, et cette séparation a pris la forme d’une rupture violente.
Le christianisme, né du judaïsme, devait s’en distinguer radicalement pour exister. Il devait affirmer que la promesse ancienne — celle du peuple élu, du Dieu des patriarches et de l’alliance — avait été rompue, et que la Nouvelle Alliance, incarnée dans la personne du Christ, abolissait la première. Mais comment fonder une nouvelle vérité universelle sans condamner celle dont on procède ? Comment affirmer que l’histoire s’ouvre à tous sans reconnaître la dette envers ceux par qui cette histoire a commencé ?
Ce paradoxe initial — celui d’une filiation qui ne peut être reconnue — a nourri, dès les premiers siècles, un ressentiment théologique d’une intensité unique. Le peuple juif fut progressivement réduit à la figure du refusant : celui qui, ayant vu la vérité, la rejette. Ainsi se forma la plus redoutable image de l’altérité religieuse : celle du témoin déchu, qui par son entêtement met en péril l’universalité du salut.
L’islam reprendra, à son tour, ce schéma. Reconnaissant les figures bibliques, il s’en réclamera tout en affirmant leur dévoiement par les juifs et les chrétiens. Là encore, la filiation se transforme en accusation : les juifs deviennent ceux qui ont trahi la parole des prophètes, falsifié les Écritures et refusé la mission universelle du dernier envoyé de Dieu. Le lien avec Israël, constitutif du monothéisme, devient ainsi le foyer de la rivalité la plus profonde : celle de la légitimité spirituelle.
II. Le retournement du sacré : du peuple élu au peuple maudit
Cette dialectique de l’héritage et du rejet explique pourquoi le judaïsme fut, dans le monde chrétien comme dans le monde musulman, moins perçu comme une autre religion que comme une anomalie théologique, une résistance intolérable à l’universalité nouvelle. Dans les deux cas, les juifs ne sont pas seulement « autres » : ils sont l’obstacle symbolique à l’avènement de la vérité.
De là naît la diabolisation. Le peuple de l’Alliance devient le peuple du refus, celui par qui le mal entre dans le monde. Dans le christianisme, cette idée s’incarne dans la passion du Christ : le peuple déicide, complice du pouvoir romain, devient la figure collective de la trahison. Dans l’islam, le même mécanisme opère sous une autre forme : les juifs sont accusés d’avoir rompu leurs pactes, tué les prophètes, et incarnent la duplicité morale et spirituelle.
Ce déplacement du sacré vers la malédiction inaugure une anthropologie de la haine religieuse : pour que l’universalisme triomphe, il faut qu’un peuple en porte la négation vivante. Le Juif devient, pour des siècles, le miroir inversé de la sainteté. On ne le hait pas seulement pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il rappelle : l’origine non résolue, la blessure du commencement, la dette refoulée des deux grands monothéismes dérivés.
III. L’émancipation et le retour du refoulé
Avec la modernité européenne, ce vieux drame prend une tournure nouvelle. La Révolution française, en abolissant les privilèges et en proclamant l’égalité des droits, accorde enfin aux Juifs la citoyenneté pleine et entière. C’est un événement théologique autant que politique : le peuple jadis exclu du corps social est désormais réintégré dans la communauté des hommes.
Mais cette réintégration a un prix. Car en effaçant le signe de la différence religieuse, on réveille l’angoisse de l’altérité sous une forme sécularisée. Le Juif, désormais citoyen parmi les autres, devient le symbole d’un pouvoir sans visage, d’une réussite suspecte, d’une intelligence qui dérange. C’est le moment où, comme l’a montré Hannah Arendt, l’antisémitisme moderne cesse d’être religieux pour devenir politique et social. L’égalité proclamée dans le droit ravive la jalousie dans les faits : on hait désormais les Juifs non parce qu’ils sont maudits, mais parce qu’ils réussissent.
Cette mutation marque l’entrée du monde dans l’ère du ressentiment moderne : celui des sociétés qui, tout en prônant l’émancipation, ne supportent pas les effets de leur propre promesse. L’antisémitisme du XIXe siècle, puis celui qui mènera à Auschwitz, est le produit de cette contradiction : la haine d’un peuple qui, après des siècles d’humiliation, incarne trop visiblement le triomphe de la modernité qu’on ne comprend plus.
IV. L’inversion du statut : Israël et la revanche du réel
Le même scénario se rejoue, sur un autre théâtre, dans le monde arabo-musulman. Pendant des siècles, les Juifs y ont vécu sous le statut de dhimmis : protégés, tolérés, mais soumis, relégués dans une condition d’infériorité symbolique. Ce statut, issu du pacte d’Omar, garantissait la coexistence au prix d’une hiérarchie sacrée : le musulman au sommet, le chrétien et le juif dans une position subalterne.
Or, la création d’Israël en 1948 a renversé brutalement cette architecture millénaire. Ce que les guerres arabes ont vécu comme une humiliation n’était pas seulement militaire : c’était une défaite métaphysique. Les anciens protégés devenaient les vainqueurs. Les vaincus de l’histoire se faisaient souverains sur une terre qu’ils avaient jadis habitée dans la sujétion. Le renversement symbolique fut total : le Juif cessait d’être l’incarnation de la faiblesse pour devenir celle de la puissance.
C’est ce bouleversement qui explique la virulence, souvent passionnelle, de l’antisionisme dans les sociétés musulmanes contemporaines. Il ne s’agit pas d’un simple désaccord politique, mais d’une blessure d’ordre spirituel. Comme le notait Bernard Lewis, l’État d’Israël représente pour l’islam « une inversion insupportable de la hiérarchie religieuse traditionnelle ». C’est l’ordre du monde qui vacille : le peuple du refus devient celui de la réussite.
V. La persistance des schémas anciens dans la modernité tardive
L’Occident lui-même, pourtant sécularisé, n’échappe pas à cette logique. Dans la haine contemporaine d’Israël — souvent masquée sous le masque de la compassion humanitaire —, on retrouve les vieux réflexes du rejet du juif triomphant. L’Israël souverain, armé, victorieux, scandalise les consciences qui n’acceptent le Juif que victime. L’homme de gauche européen, pétri d’humanitarisme, aime le Juif de la Shoah, non le Juif de Tsahal. Il tolère l’humilié, pas le combattant.
Ainsi se perpétue, sous les dehors du moralisme politique, une structure imaginaire vieille de deux millénaires : celle qui exige que le Juif demeure le signe vivant de la soumission et de la faute. L’antisionisme d’aujourd’hui, dans ses formes les plus obsessionnelles, n’est que la transposition contemporaine de cette vieille théologie de la chute.
Comme le disait Léon Poliakov, « l’antisémitisme n’est pas seulement une haine des Juifs, mais le refus de leur indépendance ». Israël, en rétablissant l’indépendance juive, a mis à nu le fond inavoué de ce refus : le besoin que le Juif demeure le témoin de la dépendance, de la dette, du malheur.
VI. Le défi du réel
Ce qu’il faut comprendre, c’est que la haine du Juif — et, aujourd’hui, la haine d’Israël — révèle une incapacité profonde des civilisations à accepter le réel de leur propre histoire. Le christianisme et l’islam, chacun à leur manière, ont construit leur universalité en refoulant la singularité du peuple d’origine. La modernité, croyant avoir dépassé la religion, en a hérité le schéma inconscient.
Or le monde d’aujourd’hui, confronté au retour des passions identitaires et à la fragmentation des univers symboliques, ne pourra retrouver la paix qu’en affrontant cette vérité refoulée : l’humanité ne s’unifie pas contre un peuple, mais dans la reconnaissance de sa pluralité. Tant que le Juif restera la figure nécessaire du mal ou de la puissance illégitime, le monde ne sortira pas du cycle de la projection et de la haine.
C’est là le paradoxe ultime : la réconciliation de l’humanité avec elle-même passe par la réhabilitation du peuple qui, depuis deux millénaires, en incarne la mauvaise conscience.
